·                    7- Wilfrid Rotgé :"Desperately looking for a Core Value. A Case in Point : BE+V-ING" (Communication au Colloque International de Linguistique Anglaise, Toulouse juillet 2000).

Invité au Colloque de Toulouse (voir ma conférence plénière : The Architecture of English Grammar: from the Theory of Phases to the Principle of Cyclicity") j'ai entendu la communication de Wilfrid Rotgé et j'ai participé à la discussion qui l'a suivie : les lecteurs de ces pages sont à même de deviner l'intérêt que j'ai pris à écouter ce que le conférencier avait à dire sur le sujet annoncé, voire de prévoir mes réactions devant le libellé même de la prestation. Mais les choses sont plus complexes qu'on pourrait le croire car seuls ceux qui avaient pris connaissance d'un article de Wilfrid Rotgé et Jean-Rémi Lapaire publié dans la revue SIGMA cinq ans auparavant  pouvaient mesurer la portée réelle de l'exposé de W.Rotgé et comprendre le choix du thème choisi pour son intervention.

L'article auquel je viens de faire allusion , publié dans le N° 17-18 de SIGMA en 1995-96, était intitulé :

"De la Valeur Fondamentale, de l'Invariant dans l'Analyse Linguistique"

Le lecteur de ces lignes n'a pas manqué de faire le lien entre cet article et la communication de W.Rotgé à Toulouse en juillet 2000.Je vais l'aider à pénétrer dans les arcanes de l'argumentation qui sous-tend les deux prestations.

L'article de mes deux ex-thésards (dont j'ai toujours suivi les travaux avec intérêt et sympathie depuis leur départ de PARIS III et auxquels me lient des liens d'amitié) aurait pu s'intituler "La Complainte de l'Effet de Sens" , on verra sous peu pourquoi. Cependant je pense qu'il soulève un point important pour la recherche linguistique en général, à savoir le malaise qu'éprouvent un certain nombre de chercheurs devant le changement de paradigme qui est intervenu il y a quelque vingt ou vingt-cinq ans. En effet l'exigence de systématicité qui s'est peu à peu imposée dans la linguistique d'aujourd'hui a pu déconcerter ceux qui sont restés attachés à une approche descriptiviste de type taxinomique ou ceux également dont la quête des invariants n'a pas été couronnée de succès.C'est au fond au nom des uns et des autres que Lapaire et Rotgé ont pris la parole dans l'article de SIGMA. Ils ont eu du mérite à le faire car la tâche était loin d'être facile, comme le montre clairement l'exercice d'équilibrisme auquel ils se sont livrés tout au long de leur papier: d'un côté ils ne peuvent qu'être d'accord sur la nécessité d'une approche systématique des problèmes linguistiques si l'on veut comprendre le fonctionnement des grammaires; de l'autre, ils expriment une nostalgie de l'approche atomistique traditionnelle qui n'est pas sans me rappeler les réserves d'une Madeline Ehrmann vis à vis du cube des modaux de Martin Joos (mais en fin de compte c'est bien Joos qui avait vu juste, même si son cube n'était pas parfait!). Comment faut-il prendre par exemple un passage comme le suivant (et il y en a beaucoup d'autres de la même eau dans l'article):

"Il est souhaitable de sortir les effets de sens de l'opprobre dans lequel on les a parfois enfermés, afin de bien les intégrer à l'analyse, certes pour les dépasser. L'invariant n'est pas le graal de la linguistique…On ne peut traquer le caché sans considérer le visible…".

Le problème n'est pas d'aimer ou pas telle ou telle démarche: le but du chercheur est en effet de COMPRENDRE les phénomènes, donc de proposer des analyses réussies et des méthodes d'analyse permettant l'évaluation. Pour cela il doit dépasser le foisonnement de surface et il ne peut le faire qu'en maîtrisant les lignes de force invariantes, en remontant vers l'aval des opérations qui sont à l'origine des énoncés. L'énumération taxinomique des effets de sens a des conséquences catastrophiques pour le grammairien et toutes les explicitations de type cognitivistes n'y pourront rien. Quant aux retombées didactiques n'en parlons pas : l'opacité taxonomique aboutira au colin-maillard pédagogique et l'apprenant sera noyé dans les effets de sens innombrables de BE+ING , de tel modal ou de tel quantifieur.

Je voudrais également redresser quelques inexactitudes flagrantes dans les pages de mes amis toulousains.

Je commencerai par m'insurger contre le fait de voir ma théorie de BE+ING réduite au rôle de l'anaphore et opposée au point de vue des Culioliens qui , eux, verraient le fondamental dans "le lien à une situation définie" (je cite). Ce n'est pas la première fois que je vois mon point de vue ainsi dénaturé : il est clair pourtant que depuis vingt-cinq ans je parle d'anaphore textuelle et d'anaphore situationnelle , déclencheurs privilégiés de la construction BE+ING en ce sens qu'ils permettent de saisir à moindre frais le fonctionnement de mon vecteur rhématique---thématique. En clair la reprise textuelle ou situationnelle explique le statut du prédicat en -ING c'est à dire la fermeture du paradigme des possibles, la vision singulière du groupe verbal nominalisé.

Les auteurs ont exprimé de façon maladroite et inexacte ma relation à Guillaume. Je me suis déjà exprimé là-dessus plus haut (commentaire de l'article de P. Larreya) mais je me vois contraint d'y revenir étant donné la prise de position ci-dessous des auteurs :

"Si nous avons commencé par parler de H.Adamczewski c'est en raison du rôle qu'il a exercé dans la propagation du concept de valeur fondamentale dans les cercles énonciativistes. La paternité du concept ne lui revient pas. C'est en effet aux travaux de G.Guillaume que H.Adamczewski se réfère lorsqu'il parle du fondamental, du central, de l'invariant, bien que Guillaume utilise parfois d'autres termes…".

La vérité est que mon point de départ dans l'analyse de BE+ING (dans ma thèse d'état 1976) était bel et bien l'opposition guillaumienne "signifié de puissance/ effets de sens" : je partais en effet à la recherche d'une valeur SEMANTIQUE fondamentale qui rendrait justice à une construction grammaticale que les présentations traditionnelles s'étaient avérées, à mon sens, incapables d'éclairer. Il n'en est pas moins vrai cependant que les conclusions auxquelles je suis parvenu au terme de ma recherche n'avaient plus rien de commun avec les thèses guillaumiennes puisque justement je niais l'existence de toute valeur sémantique fondamentale et voyais en BE+ING l'aboutissement , le résultat d'opérations abstraites , le TRACEUR dont il n'a jamais été question dans les travaux de Guillaume ! Ceci dit j'ai dit publiquement à plusieurs reprises que le linguiste qui m'a le plus inspiré dans mes propres démarches , c'était Gustave Guillaume: j'y ai puisé l'indépendance d'esprit, la hauteur de vue, l'imagination, le vertige des explications transcendantales, que sais-je encore. J'aimerais que ceux qui écrivent le fassent en connaissance de cause et qu'ils évitent l'amalgame dans des textes qui se doivent de rester à un niveau de scientificité convenable. Il est pour le moins surprenant finalement qu'en 2001, W.Rotgé ait pu faire comme si rien ne s'était passé depuis 25 ans et qu'invariant formel soit mis en équation avec "valeur sémantique fondamentale". J'y reviendrai plus loin. Pour le moment je me dois de redresser une erreur d'appréciation concernant l'attitude des linguistes britanniques vis à vis des travaux portant sur valeur centrale ou invariant.

W.Rotgé et J.R.Lapaire disent tout de go que les Britanniques "se désintéressent" du problème de l'invariant, qu'ils n'y verraient que "continental theorizing" (Lodge). Rien n'est plus éloigné des faits : il ne faut pas oublier que les Britanniques n'ont connu ni Gustave Guillaume, ni Lucien Tesnière, ni Emile Benveniste, ni Antoine Culioli, Ni Jean-Marie Zemb et que par conséquent la recherche linguistique s'y est déroulée sur des pistes totalement différentes des nôtres. De surcroît, depuis une trentaine d'années la grammaire générative occupe en Grande-Bretagne une place que l'on peut mesurer facilement lors d'une visite dans les grandes librairies de Londres ou d'Oxford .Rien d'étonnant donc du peu d'écho des recherches des linguistes français de l'autre côté du Channel , même lorsqu'il s'agit de travaux portant sur la langue anglaise (ce qui est quand même fort de café et qui en dit long sur la recherche!).. Ajoutez à cela le fait que les travaux en français ne trouvent pas facilement preneurs, ni en Grande-Bretagne , ni aux USA., ou, s'ils sont lus, ils le sont avec un décalage d'au moins vingt ans ( c'est mon cas: J.Lyons par example cite dans son dernier ouvrage un article que j'ai commis en 1973!).

Dans sa communication de Toulouse (juillet 2OOO) W.Rotgé cite une prise de position de Barbara Strang sur le chapitre de la valeur centrale. Cette citation figurait déjà dans l'article de 1995-96: la voici:

"It is likely that the question for a single central function in present-day uses of BE+ING is a wild-goose chase" (in "Some Aspects of the History of the BE+ING construction " in "Current Issues in Linguistic Theory", John Benjamin , Amsterdam 1982).

Rotgé ne cite pas l'intégralité de la prise de position de B.Strang dans l'exemplier de Juillet 2000. La voici telle qu'elle figure dans l'article de SIGMA que j'ai commenté supra : "Bodelsen argued (…) that the central function of the construction is to present the action of a verb as being an activity rather than an event, result or state of affairs(…).Bodelsen's view is extraordinarily illuminating for eighteenth-century usage".

Ce que j'aimerais dire c'est que la déclaration de B.Strang est bel et bien "illuminating" elle aussi : elle révèle de façon éclatante que la grammairienne britannique se situe dans l'approche la plus traditionnelle qui soit, à savoir l'assignation directe d'un sémantisme de base sans passer par une ANALYSE d'aucune sorte. Dans son cas la recherche d'une "central function" est bel et bien "a wild-goose chase"!!

Quand on lit la citation de R.Quirk que nous rapporte Rotgé :

"In combination with always, continually, or for ever, the progressive loses its semantic component of "temporariness"".

On voit clairement ici aussi que l'on est toujours dans l'approche taxinomique qui égrène les effets de sens sans se soucier de la cohésion de l'argumentation , façon de faire que nous connaissons bien dans le traitement que les grammairiens du français font de l'imparfait français , où, après avoir mis en avant l'aspect duratif de ce temps, ils n'hésitent pas à en souligner l'aspect ponctuel dans un énoncé comme "A 5h34, la bombe explosait". Le lecteur de ces pages comprendra sans mal que je ne puisse accepter le point de vue de Lapaire et Rotgé selon lequel l'invariant n'aiderait en rien l'apprenant. Que dire dans ces conditions de la laundry-list d'effets contradictoires que l'on trouve chez les grammairiens du français et de l'anglais!

L'exemplier de Rotgé comporte 30 énoncés en BE+ING, dont certains sont accompagnés en vis à vis d'un énoncé SANS BE+ING (paires minimales). Il n'est pas question de les commenter tous. Je vais me contenter d'un échantillon qui donnera une idée de l'intention du conférencier.

Et d'abord une observation d'ordre général: les énoncés proposés en exemples le sont dans le désordre le plus complet, tout au moins dans les deux premiers feuillets. On aurait pu s'attendre à des regroupements , des hypothèses avec contre-exemples : il faudra attendre le troisième feuillet pour avoir droit à une tentative de généralisation autour de l'idée de "alreadiness". Par ailleurs je note l'absence de toute référence à mes propres travaux sur BE+ING (une thèse de plus de 700 pages qui a renouvelé la problématique et trois traités de grammaire, sans compter "Genèse et Développement d'une Théorie Linguistique" (La TILV 1996) et "Clefs pour Babel" (EMA 2000) où je commente longuement l'itinéraire qui m'a conduit à la théorie que tout le monde connaît).Passons mais je ne puis résister à l'envie d'appliquer à cette façon de faire le titre d'un article aperçu récemment dans une bibliographie :

"Lest the Wheel be too often Reinvented" (Troike, C.R.)

Rotgé a aligné des exemples en vrac et leur a collé les étiquettes traditionnelles:

Ex.2 : I've been washing my car vs. I've washed my car : l'énoncé en BE+ING renvoie à l'activité.

Ex.3 : We're getting married at the end of the month: intention ( ces énoncés hors-contexte sont d'aiileurs pratiquement inanalysables !).

On trouve ensuite des énoncés qui sont des classiques, par exemple :

Ex.6 : I'm hoping to get a better job vs. I hope to get a better job

que mon ami R.A. Close avait déjà commenté en 1962 ou encore :

Ex.7: Hurry up. The train is leaving in two minutes vs. The train leaves in two minutes

qui a tenté bien des grammairiens et dont P.Larreya propose une explication anecdotique dans l'article que j'ai commenté supra.

Je ne poursuis pas une énumération qui pourrait devenir fastidieuse et je vais passer aux exemples du troisième feuillet regroupés sous l'étiquette "already".L'exemple 17) résume bien l'intention de Rotgé : il y a du "déjà" dans la construction en BE+ING (les familiers de Guillaume auront reconnu une notion chère à l'auteur de "Langage et Science du Langage"):

Ex.17: He was crossing the street when a truck hit him. Commentaire: "Effect of surrounding a particular event with a temporal frame. Proposition ALREADY in process at a given point of time in the past."

Il s'agit là ni plus ni moins de l'approche traditionnelle de la forme progressive.

On aura le même genre de glose dans le cas de (19):

Ex.19: We're getting married at the end of the month: "Intention.Reference to something ALREADY arranged or planned".

C'est toujours l'assignation directe d'un sémantisme, sans analyse préalable pour justifier le sens.

Je pourrais montrer que Rotgé va appliquer l'étiquette "ALREADY" de façon de plus en plus lâche par exemple lorsqu'il dit que l'exemple(20), à savoir

Ex.20: She's having her baby in June

relève d'une projection/prédiction et ajoute :"proposition already mentally processed".

ou qu'il en va de même de l'exemple (21):

Ex.21: You're finishing that soup if you sit there all afternoon.

qui reçoit le commentaire suivant : "Command/threat; already decided. Past decision concerning the proposition

Je terminerai cet examen douloureux par l'exemple (24) :

Ex. 24 : Hurry up. The train is leaving in two minutes. Commentaire de Rotgé:"interpretation: modal colouring, dramatization of the proposition. Do you realize that the train is leaving in two minutes?"

L'énoncé avec REALIZE est le bienvenu mais d'analyse toujours point et la différence entre l'énoncé (24) et le même énoncé sans BE+ING n'apparaît toujours pas. On voit qu'une notion comme "planned" est insuffisante car elle s'applique aux deux cas.

La communication de Rotgé , comme d'ailleurs un certain nombre d'autres que j'ai examinées supra, remet sur le tapis de façon inadéquate des données qui devraient appartenir à un passé révolu. Oui, dans tous ces cas, la recherche est vraiment "désespérée".