LA GENESE DE L'ENONCÉ
OU
LES OPÉRATIONS DE MISE EN DISCOURS
La plupart de nos contemporains se contentent de parler
et d'écrire leur langue, sans se poser de questions sur leur aptitude à construire des énoncés, c'est
à dire sur "les règles du jeu" qui régissent la fabrication spontanée
de ce qu'ils appellent "des phrases". On se trouve ici de façon
flagrante en présence d'un authentique non-problème. Cependant le grand public
se sent de plus en plus interpelé par un aspect particulier du problème de la
production des énoncés, à savoir l'acquisition de leur langue maternelle par
les enfants. La récente parution de toute une série d'ouvrages consacrés à ce
qui de tous temps avait été considéré comme "allant de soi" est très
révélatrice : on commence à vouloir comprendre ce qui se passe chez l'enfant
qui s'empare de sa L1. Les titres de ces travaux parlent d'eux-mêmes : Comment les Enfants apprennent-ils à
parler ? (Jerôme Brunner, Ed. Retz 1987), Caroline Grammairienne en
Herbe ou Comment les Enfants inventent leur Langue Maternelle (Henri Adamczewski, Presses de la Sorbonne
Nouvelle , 1995), Les Débuts du Langage
chez l'Enfant ( Paule Aymard Ed. Dunod 1996 ) , Comment la Parole vient aux Enfants ? (Bénédicte de
Boisson-Bardies, Ed. Odile Jacob , 1996) . A mon avis nous nous trouvons devant
un véritable phénomène de société qui augure bien de l'avenir car il permettra
de combler peu à peu la lacune culturelle qui caractérise le savoir transmis
par l'école- je veux parler du silence quasi-total de l'institution scolaire
sur le fonctionnement des grammaires humaines, à commencer par celle de la
langue maternelle (parler d'opacification du problème correspondrait mieux à la
réalité des faits! )
Un autre facteur contribuera sans doute lui-aussi à faire
avancer les choses dans ce domaine : c'est le besoin et le désir d'apprendre
des langues, qui ont pris ces dernières années une ampleur extraordinaire et
qui ne peuvent manquer de poser d'une façon ou d'une autre la problématique du
fonctionnement des langues, y compris
par contrecoup celui de la langue maternelle. Comment en effet apprendre
à manier une L2 si l'on ne s'est jamais posé la question de la production des
énoncés, c'est à dire celle de la grammaire (au sens fort du terme) grâce à laquelle tout un chacun peut
construire à chaque instant l'énoncé dont il a besoin. Certes la prise de
conscience de l'activité langagière par le biais de la L1 est encore une idée
nouvelle mais j'ai constaté qu'elle passait mieux aujourd'hui
(voir le succès du concept "awareness of language" d' Eric
Hawkins (1986)) qu'il y a vingt ans (cf. mon "Montage d'une Langue Seconde" dans LANGAGES N°39, 1975).
Le problème de la production des énoncés n'a bien sûr pas
échappé aux linguistes mais il a connu des fortunes diverses selon les écoles
et selon les époques. Il faut se hâter de dire que le XXème siècle a propulsé
le problème de la mise en discours sur le devant de la scène et que le dernier
quart de siècle a vu s'opérer un véritable
changement de paradigme sur cette épineuse question. La rupture épistémologique
qui s'est produite a placé la question
de l'AMONT des énoncés au premier plan des préoccupations des linguistes :
après une très longue période de son développement consacrée
quasi-exclusivement à l'analyse du PRODUIT FINI- l'énoncé, la phrase- la linguistique s'est tournée vers le
problème de LA PRODUCTION , l'étude des conditions d'émergence de l'énoncé, de
la mise en phrase. Inutile de dire que le changement d'attitude - et
d'objectif- que je viens d'évoquer ne s'est pas effectué du jour au lendemain.
Comme toujours dans le le domaine de la recherche scientifique, un certain
nombre de conditions préalables ont dû être réunies avant que la page ne soit
tournée et qu'un nouveau paradigme
ne prenne le relais de l'ancien.
Ce qui est significatif et inquiétant tout à la fois c'est le décalage épistémologique entre
l'état de la recherche d'aujourd'hui en matière de langues et de langage et le
savoir dispensé par l'institution (enseignement de la grammaire de L1 et des
L2, conception de l'acquisition des langues étrangères, formation des maîtres,
structure et contenu des concours de recrutement des maîtres etc.).
Le présent article comprendra deux parties. Dans un
premier temps je vais tenter de brosser à grands traits les péripéties qu'a
connues le problème de la genèse des énoncés au cours des cinquante dernières
années. La deuxième partie sera plus personnelle puisque j'y présenterai mes
propres thèses sur la structuration de l'énoncé.
Wilhelm de Humboldt, le
seul grand linguiste allemand du début du XIXème siècle qui n'ait pas participé
à la grande aventure de l'indo-européen en grande partie jouée par ses
compatriotes (Grimm, Bopp, Schlegel...) a très clairement posé le problème qui
est l'objet de cette étude. C'est à lui que l'on doit la dichotomie ENERGEIA
/ERGON (1835: Über die Verschiedenheit
des menschlichen Sprachbaues),
dichotomie qui faisait nettement la distinction entre l'activité de langage
d'une part et le produit de cette activité, à savoir les énoncés résultants,
d'autre part. On sait que c'est l'ERGON , la phrase construite, qui accapara
l'attention des linguistes et des grammairiens au cours des décennies qui
suivirent. Peut-être la préoccupation historiciste qui a été la suite logique
de la mise au jour de la famille des langues indo-européennes et de la
recherche des lois phonétiques matérialisant les liens de filiation entre ses différents rameaux a-t-elle été pour
beaucoup dans cette prédominance de l'ERGON dans les sciences linguistiques.
Ferdinand de Saussure- qui doit beaucoup à Wilhelm Humboldt et au linguiste polonais Jan Baudoin
de Courtenay sur ce point - a eu le mérite d'insister sur la nécessité de poser
une grammaire virtuelle-la LANGUE- en amont de toute manifestation , orale ou
écrite de la PAROLE . Mais
paradoxalement, chez la plupart des
émules de Saussure, c'est l'aspect PAROLE qui a pris le dessus- peut-être parce
que les vieux schémas rivaroliens n'étaient -ils pas encore totalement effacés
selon lesquels l'ordre des mots de la phrase linéaire étaient un reflet direct
de l'ordre de la pensée ?
Toujours est-il que l'on
trouve chez Saussure la fameuse théorie des deux axes qui fera fortune chez les
structuralistes américains post-bloomfieldiens : l'axe vertical ou
paradigmatique et l'axe horizontal ou syntagmatique qui deviendront l'axe de la métaphore et
l'axe de la métonymie chez Roman Jakobson. De tout ceci se dégage une image de la production du discours où
l'axe syntagmatique avance par appels successifs à l'axe paradigmatique.Que l'on y insiste ou
non (c'est d'ailleurs plutôt non) la parole se construit LINÉAIREMENT , un mot en entraînant un autre selon des
contraintes de type markovien. La linguistique distributionnelle marquera le triomphe de cette approche qui fait de la langue une COMBINATOIRE bien réglée faite de
classes syntaxiques et de mots fonctionnels (la grammaire de Charles Fries
comportera quatre classes syntaxiques fondamentales -grosso modo N, V, ADJ et
ADV - et quinze classes de morphèmes fonctionnels classés de A à O ). Dans les
années 1950-60 se poursuit la quête des STRUCTURES FONDAMENTALES (les patrons
ou patterns de base) : il s'agit des
suites privilégiées de catégories syntaxiques
que les langues utilisent pour fabriquer leurs phrases.
Les manipulations de
Zellig Harris font un peu penser à la machine à fabriquer des énoncés inventée
par Swift dans Gulliver's Travels (cf. le récit de la visite de Gulliver à
l'université de Laputa).
A l'arrière-plan des
travaux de cette époque il y a l'intuition
juste que les langues fonctionnent grâce à un nombre limité de schémas
syntaxiques, que l'extraordinaire foisonnement des phrases d'une langue repose
sur l'exploitation répétée d'une poignée de "structures fondamentales"
qui constituent le noyau dur de la syntaxe. C'est cette "profession de
foi" que l'on trouve dans un ouvrage de Bernard Pottier publié par
l'Université de Nancy en 1962: Les
Structures Fondamentales du Français : "Tout énoncé complexe est simplement
l'exploitation de combinaisons fondamentales en nombre très restreint. La
langue répète sa structure fondamentale dans ses procédés
d'élargissement". En d'autres termes, la créativité langagière s'explique
par le caractère récursif des règles syntaxiques et l'existence de mots de
relation (conjonctions, pronoms relatifs...) permettant de combiner
les schémas de base. On
retrouve ici ce que le grammairien américain Paul Roberts proclame dans une de
ses grammaires pédagogiques (Patterns of
English 1956): "Even complicated sentences are seen to consist of a
very few familiar patterns repeated and combined in different ways". La
linguistique appliquée de l'époque (entendez l'enseignement des langues)
disposait donc d'une théorie
générale cohérente du fonctionnement des
langues, alors que jusqu'alors on ne mettait en avant que des listes de
fréquence lexicales.
Les "phrases-noyaux"
("kernel-sentences") de Noam Chomsky
( du Chomsky de la première époque : 1957-65) ressemblaient beaucoup aux
structures fondamentales des structuralistes, aux transformations près. La
grammaire algorithmique de Syntactic Structures souleva l'espoir de voir se
construire le modèle de production de phrases qui faisait toujours défaut.
Mais force fut de constater que Chomsky
n'avait guère d'ambition "langagière", car chez lui les problèmes de
"génération" avaient dès le départ pris le pas sur les problèmes de
fonctionnement : nulle trace par exemple dans le calcul mécanique chomskien de quelque chose qui rappelât "la
connexion" dont un Lucien Tesnière avait eu l'intuition. La règle de
réécriture initiale de la grammaire de Chomsky faisait de la JUXTAPOSITION le
principe de base de la syntaxe :
S------------- NP
+ VP
ce qui était à la fois une
régression théorique et un cul-de-sac. Le traitement du DO anglais trahissait
lui-aussi l'absence de toute réflexion sur l'opération centrale de toute
syntaxe , à savoir la prédication et l'on est forcé de constater que les
derniers développements de la théorie chomskienne ( la théorie
"minimaliste") ) ne proposent
rien de neuf sur la question. Certes on est loin des arborescences naïves des
années 60 qui reproduisaient quasiment
la chaîne linéaire mais les
problèmes majeurs de la grammaire
continuent de recevoir un traitement ad hoc aggravé par une métalangue qui augmente de façon exponentielle. Pourtant
les premiers pas de la théorie chomskienne avaient marqué une rupture fort
intéressante avec la rigidité linéariste des théoriciens structuralistes : je
pense par exemple à l'analyse innovante du groupe verbal où la désinence
temporelle (-s ou -ed) était dissociée
du verbe de surface et placée AVANT le verbe :
Peter -ed open the safe .
Cette façon de faire
allait déboucher sur le concept théorique de structure profonde (deep
structure) , concept qui malgré ses limites dans la théorie générative (voir la
critique de George Lakoff à la fin des années 60) a certainement contribué à la
prise de conscience du fait que les phrases de surface étaient le produit d'un
travail de mise en forme dû à la composante transformationnelle de la
grammaire et que par conséquent la phrase linéaire était la résultante de toute
une série de règles qu'il appartenait au linguiste générativiste d'expliciciter
. On n'oubliera pas que toute cette élaboration se faisait en l'absence de
toute idée d'énonciateur-constructeur.
Or, le concept de
syntaxe profonde était apparu bien avant Chomsky dans l'enseignement de Gustave
Guillaume , ce linguiste "hors écoles" dont les idées n'allaient atteindre la
notoriété que bien après sa disparition (1960). La "syntaxe
génétique" , que G.Guillaume opposait à "la syntaxe de
résultat", faisait partie d'une approche théorique globale qui touchait de
près, elle, le problème de la production
des énoncés, à commencer par la dichotomie LANGUE ----DISCOURS qui était au centre de la théorie. On doit à
Guillaume une explicitation précise des
termes de cette dichotomie puisqu'il élabore des systèmes de
représentation propres à la langue (par
exemple le système de l'article ou la chronogenèse) qui conditionnent
l'émergence du discours. La distinction guillaumienne faits de langue -----
faits de discours met l'accent sur la nécessité d'expliquer les OBSERVABLES
(l'ERGON de Humboldt) par la grammaire responsable de leur production. G.Guillaume a même avancé
, sans l'élaborer il est vrai, le concept de "temps opératif"
("le temps d'effection") , situé entre la langue et le discours, au
cours duquel s'élaborait le DIRE (ce que l'on appellera plus tard le
"travail" (Robert Lafont) ou l'"énonciation"
(Benveniste/Culioli). Bien entendu , malgré l'extraordinaire richesse de la
métalangue forgée par Gustave Guillaume (cf. l'ouvrage d'André Joly et Annie
Boone paru en 1996 aux éditions
L'Harmattan : Dictionnaire Terminologique
de la Systématique du Langage) et
sans vouloir en quoi que ce soit diminuer la portéé des intuitions parfois
prophétiques de ce linguiste qui est un véritable "hapax" dans
l'histoire de la discipline, il faut se garder de lire l'oeuvre guillaumienne
avec les yeux du moment présent : le
danger de "reading into the text"
existe pour Guillaume comme pour d'autres linguistes éminents du passé.
Le lecteur aura pu mesurer le chemin parcouru pas à pas,
avec des avancées et des reculs, à l'instar des Sleepwalkers (Les Somnanbules) d'Arthur Koestler, sur la route
menant à une meilleure compréhention du "miracle" permanent que
représente la production spontanée des énoncés à partir d'une grammaire mentale
qu'il faut bien postuler en amont. La place fait défaut pour accorder une place
décente aux linguistes qui, au cours du dernier quart de siècle, ont fait
avancer le problème. Je me vois contraint de renvoyer le lecteur aux travaux
d'Antoine Culioli qui ont donné une impulsion décisive à la recherche sur
l'énonciation (au sens de structuration) : ici l'énoncé est le produit de
l'opération
( Sit
) (lire : lambda epsilon situation)
c'est à dire qu'une lexis
initiale est repérée par rapport à la situation d'énonciation, elle même
composée du sujet et du temps de l'énonciation . On lira avec profit l'ouvrage
de M.L. Groussier et C.Rivière : Les Mots de la Linguistique. Lexique de
Linguistique Enonciative , Ed.
Ophrys 1996) qui expose très clairement l'essentiel de la théorie culiolienne
telle qu'elle se présente aujourd'hui. Je ne puis passer sous silence l'apport
théorique de Jean-Marie Zemb dont la triade Thème-Phème-Rhème a contribué à
montrer l'insuffisance du schéma dyadique dominant Sujet/Prédicat et dont
l'oeuvre a révolutionné notre compréhension du fonctionnement de l'allemand.
Last but not least, je voudrais souligner la contribution substantielle de
Claude Hagège à l'enrichissement du champ conceptuel dont il est question ici,
tout spécialement sous les espèces de son Language
Builder (John Benjamin, 1993) où il montre de façon très convaincante la
part de l'intelligence humaine dans la construction des langues (qui relèverait
de la glossogénie chez Gustave Guillaume).
Je vais présenter maintenant un axe de recherche qui ,
quoique héritier incontestable de certaines des approches esquissées dans ma
première partie , s'en distingue néanmoins
par la façon de poser les problèmes,
par la métalangue forgée , par les méthodes d'analyse mises en oeuvre et
par les résultats obtenus: je veux parler
du modèle métaopérationnel que j'ai été amené à construire à partir de travaux
portant au départ principalement sur l'anglais (BE+ING, DO, V1 V2, les modaux )
et qui s'est progressivement enrichi d'analyses portant sur une douzaine de
langues. J'ai raconté l'itinéraire qui a été le mien dans un petit livre de 137
pages publié en 1996 par les Editions de la TILV (Tribune Internationale des
Langues Vivantes): Genèse et
Développement d'une Théorie Linguistique . Je me contenterai de reprendre ici un certain nombre de points
qui ont un lien direct avec le problème
de la mise en discours : il s'agira essentiellement d'outils relevant de la
métalangue naturelle tels que le double clavier, les opérateurs de la cohésion
discursive, l'ordre des mots dans la chaîne linéaire, les correcteurs de
linéarité et l'important problème de la portée de certains opérateurs
remarquables.
La tâche du linguiste peut être définie de façon
très claire : il s'agit ni plus ni moins de découvrir, à partir des énoncés
observés (à partir du discours donc) LA GRAMMAIRE qui a permis de construire
les énoncés en question. Autrement dit il faut remonter aux OPÉRATIONS dont
l'énoncé est le produit. L'enfant aux prises avec sa langue maternelle réussit pour sa part à maîtriser en un temps record (deux, trois
années) les principes de fonctionnement de l'idiome parlé par son entourage
(cf. Caroline Grammairienne en Herbe ou
Comment les Enfants inventent leur Langue Maternelle, Presses de la
Sorbonne Nouvelle 1995). Pour arriver au même résultat (découvrir la grammaire
derrière les énoncés bruts), le linguiste qui se lance dans cette entreprise
doit au préalable se débarrasser de la conception naïve d'une grammaire fondée
sur l'assignation directe du sens : ex. l'imparfait français indique que l' action exprimée par le verbe
est soit non-achevée soit habituelle. A partir du moment où les opérateurs
grammaticaux- qu'il s'agisse de morphèmes indépendants comme DO, TO, BIEN, A,
DE, ou de morphèmes liés comme -ING, -A, AIT ...- seront considérés comme des traceurs d'opération , des
métaopérateurs dont il faut déchiffrer la raison d'être dans la grammaire
totale de la langue, on aura des chances
de parvenir à un décodage du système grammatical. Le principe de base de
la grammaire métaopérationnelle, c'est non seulement que l'énoncé de surface
est le résultat d'opérations mises en oeuvre par un énonciateur porteur de la
grammaire d'une langue, mais encore que ces opérations (qu'il appartient au
linguiste de découvrir et de spécifier de façon précise) sont d'une façon ou
une autre récupérables dans l'énoncé linéaire de surface. En d'autres termes les énoncés observables - le discours- charrient
UNE MÉTALANGUE NATURELLE qu'il importe
de déchiffrer pour accéder aux
opérations ou aux principes grâce auxquels
l'énoncé a été produit. A la limite on pourrait avancer que la clé du
déchiffrement de l'énoncé est à chercher dans les termes mêmes qui en
constituent la trame ! Ce sont d'ailleurs ces différentes COUTURES visibles qui permettent à tous les enfants du
monde de percer le code de leur langue maternelle, en un mot de ré-inventer la
grammaire de L1.
Les premiers pas
théoriques dans cette espèce d'ARCHÉOLOGIE langagière qui consiste à mettre au jour des opérations enfouies pendant le processus de mise en discours
ont été réalisés, je l'ai déjà dit, lors du réexamen de problèmes majeurs de la grammaire
anglaise, en particulier DO et BE+ING (cf. ma thèse d'état : BE+ING dans la Grammaire de l'Anglais Contemporain, 817 pages,
1976). Je dis "réexamen" car à l'époque les problèmes évoqués étaient
considérés comme définitivement réglés par l'écrasante majorité des chercheurs
en linguistique anglaise. C'est donc à partir
des points grammaire cités plus haut qu'est né ce qui a fini par prendre
le nom de THÉORIE DES PHASES : une PHASE 1 rhématique
où un élément fait l'objet d'un choix à l'intérieur d'un paradigme de possibles
et une PHASE 2 thématique où l'on a
affaire à un élément présupposé, préconstruit donc unique (une saisie
singulière qui s'oppose à la saisie plurielle de l'étape
rhématique).L'opérateur -ING se voyait assigner un rôle purement
métalinguistique : celui de marquer la thématicité du groupe verbal (et, j'y
insiste , du groupe verbal tout entier et pas seulement du VERBE SEUL comme
l'avait cru la tradition). Il n'est pas question de refaire ici la
démonstration du fonctionnement de BE+ING (ceux qui auront envie de retourner
aux sources liront Genèse et Développement d'une Théorie Linguistique
(TILV 1996) où les étapes de cette traque grammaticale sont présentées dans
leur chronologie) : quelques esquisses rapides suffiront ici pour rappeler
l'essentiel de la théorie. Par exemple on peut observer en surface (véritable
mine à ciel ouvert qui n'a inspiré aucun de mes prédecesseurs aux prises avec
BE+ING !) des successivités remarquables
qui présentent le jeu des deux phases , renvoyant tour à tour au présent de
phase 1 que certains persistent à appeler "le présent simple" et au
présent de phase 2 que l'on a de plus en plus de mal, ici et là, à appeler
"présent progressif" :
-If you vote Conservative, you are voting against your Union.
-When you fly the Concord , you are flying the fastest plane in the
world.
- You don't know what
you are missing if you miss it (ici l'ordre de surface est "inversé"
).
Toutes les grammaires que
je connais souligneraient ou imprimeraient en gras respectivement : are voting, are flying et are missing,
c'est à dire quelles trahiraient bien involontairement leur conception du phénomène -ING et du même
coup leur incapacité à venir à bout des deux paires minimales suivantes (qui,
soulignons-le, sont des "classiques" des grammaires depuis des
décennies):
1- I leave tomorrow
2- I am leaving tomorrow
3- Peter resembles his father
4- Peter is resembling his father more and more
Le vecteur RHÉMATIQUE
-------- THÉMATIQUE propose une
solution identique aux deux paires ci-dessus : dans l'énoncé (1) TOMORROW est
rhématique puisqu'il est l'effet d'un choix paradigmatique ouvert (en clair, on
pourrait remplacer TOMORROW par TONIGHT
ou ON MONDAY), alors que dans (2)
TOMORROW fait partie du verbe complexe LEAVE TOMORROW où le choix du complément
de temps est déjà bloqué. L'opérateur -ING s'applique à LEAVE TOMORROW et non
pas au seul verbe LEAVE . L'opérateur BE permet d'attribuer la propriété
LEAVING TOMORROW au sujet grammatical "I" , d'où les cas d'emploi
propres à ce type d'énoncé (cette analyse date de ...1973 !).
La deuxième paire minimale
citée a fait l'objet d'analyses successives au cours des trente dernières
années, entre autres celle de Martin JOOS ( Language
Vol.40, N° 3 ,1964) et plus récemment , celle de Ronald Langacker (Foundations of Cognitive Grammar, Stanford 1987). Les solutions
proposées n'ont pas fait avancer d'un
pouce le problème posé. La théorie des phases qui prévoit que le statut de
FATHER est rhématique dans (3) et thématique dans (4) (où l'on a le verbe complexe RESEMBLE HIS
FATHER) "clinches the
argument" de façon simple, élégante
et générale.
Le vecteur RH ------- TH régit également les couples V1
to V2 et V1 V2-ING. On pourrait montrer - je l'ai fait de nouveau dans GDTL (1996) - que -ING opère
ici de la même façon que dans BE+ING . Tout dernièrement Jean-Pierre Gabilan a
consacré une grande partie de sa thèse (
Epistémologie des Théories Grammaticales
Appliquées à l'Anglais. Le Cas de
l'Opérateur -ING , 800 pages, 1996) à une confrontation transthéorique
exhaustive et fort convaincante des
points de vue relatifs au rôle de -ING dans la grammaire de l'anglais. Il insiste avec force sur le pouvoir saturant de
-ING (le fait qu'il porte sur le syntagme verbal tout entier saisi
thématiquement), que ce soit dans des énoncés du type "You are forgetting
your umbrella" ou dans le cas de
V1V2-ING comme dans : "Do you mind drinking alone ?", "he kept
looking at his watch" ou "stop shouting". Dans ce dernier cas il
faut se garder du piège de l'interprétation extralinguistique couramment
pratiquée qui consiste à dire qu'il faut que quelqu'un crie pour qu'on songe à
lui demander de s'arrêter. En fait ce que montre la grammaire anglaise c'est la
fermeture du choix au niveau de V2 (le fait que SHOUT précède STOP dans la
chronologie des opérations et son statut
thématique) . On a exactement le même phénomène en français avec les
opérateurs A et DE qui constituent eux-aussi un microsystème régi par le
vecteur RH-- TH. Les syntagmes
obliger à travailler
et empêcher
de travailler
ne relèvent pas de la même
chronologie métaopérationnelle puisque
TRAVAILLER est saisi
rhématiquement (d'autres choix étaient possibles ) dans le premier cas et
thématiquement dans le second , ce que signale l'opérateur DE. On a affaire ici
à une mise en discours moins transparente
que dans le cas de TO et -ING puisque l'anglais positionne ses deux opérateurs
de façon différente : TO précède V2 alors que -ING est suffixé à V2.. Nous
rencontrerons d'autres cas d'opacité du discours dans la suite de notre propos.
L'opérateur DO a
de tous temps été considéré comme une complication de la grammaire anglaise et
a été relégué dans la catégories de ces mots qui ne servent à rien, qui
n'apportent rien ni au plan sémantique, ni au plan syntaxique : les mots
explétifs ( cf. le NE français dans :"je crains qu'il ne manque son train). Dans mes travaux DO a joué un rôle moteur considérable : c'est DO qui est à
l'origine du modèle métaopérationnel . La métalangue naturelle découle en grande partie de la prise de
conscience du rôle de cet outil grammatical si longtemps tenu pour encombrant .
En effet un large pan de la grammaire
anglaise s'éclaire dès lors que l'on s'aperçoit que la fonction de DO consiste
à manifester en surface la soudure prédicationnelle . J'ai assigné ce rôle de
LIEN abstrait à DO dès mon Esquisse d'une
Théorie de DO en 1974. Mais DO est
exemplaire à plus d'un titre : non seulement il fonde la notion même de
langue naturelle mais il est l'exemple le plus "palpable" de
l'invariant , d'un invariant dont on ne trouve d'équivalent dans aucune langue
européenne . En effet DO apparaît dans trois types d'énoncés : les énoncés
emphatiques, les énoncés négatifs et les énoncés interrogatifs (et dans d'autres cas de figure dont nous ne
parlerons pas ici) - autrement dit DO est là à chaque fois que le lien
prédicationnel est soit mis en relief,
soit nié soit encore mis en question. Ce singulier morphème, qui est apparu
bien tardivement dans la grammaire de l'anglais (XVIIème siècle), a une autre
vertu , une vertu qui dépasse de loin la seule langue anglaise : DO a ouvert
des perspectives nouvelles pour la linguistique générale, pour la théorie des
langues et des grammaires puisqu'il manifeste concrètement , qu'il matérialise
en surface l'une des opérations centrales de la mise en discours, à savoir la
prédication. En un mot ce petit morphème monosyllabique est à lui seul la
preuve de l'existence des opérations de structuration en amont de l'énoncé linéaire de surface.
Il a été dit plus haut que
-ING saturait le groupe verbal (le prédicat). DO aussi est un saturateur mais
c'est sur la relation prédicative qu'il opère. Dans les deux cas (énoncés en
BE+-ING et énoncés en DO) nous aurons donc affaire à des relations binaires de
type Sujet/Prédicat alors que les énoncés canoniques de Phase 1 (au présent ou au prétérit dits
simples)sont de structure ternaire. L'analyse ci-dessus montre l'abîme qui
sépare par exemple un énoncé affirmatif de son correspondant négatif :
She opened
the window (relation ternaire, de type rhématique).
She did not open the window (relation
binaire, de type thématique : she/open
the window).On remarquera que le négateur NOT porte sur le lien DID .
L'opération de négation ne peut s'appliquer qu'à une relation saturée.
C'est à partir des analyses ci-dessus qu'est né le
concept de DOUBLE CLAVIER , une fois que se sont trouvé vérifiées d'une part
l'adéquation du vecteur RH------TH à d'autres opérateurs de l'anglais (
SHALL/WILL, MAY/CAN, A/THE, THIS/THAT...) et,d'autre part, la pertinence de ce
principe d'organisation pour d'autres langues que l'anglais, à commencer par le
français (cf. Le Français Déchiffré, Armand Colin 1991). Le principe de cyclicité selon lequel
les langues exploitent itérativement un
principe donné (ici le vecteur RH---TH ) a fait son apparition pour la première
fois dans Caroline Grammairienne en Herbe où cette extraordinaire
systématicité propre aux langues est
devenue un argument décisif dans la problématique de l'acquisition de la langue
maternelle par l'enfant. Les deux tableaux ci-dessous illustrent le principe
d'organisation itérative qui régit le fonctionnement des opérateurs
grammaticaux en anglais et en français :
ANGLAIS: (1re ligne
: opérateurs RH; 2ème ligne : opérateurs TH.)
-be+ing V1toV2
-s /-ed a this
shall some nearly
till under...
+be+ing V1V2-ing
do/did the that will any almost until below
FRANCAIS :
RH : V1àV2 voici
ce...ci un(e) -a (passé) 0
presque ...
TH : V1deV2 voilà ce...là
le(la) -ait (imparf) bien quasi...
Une fois mise à jour la
systématicité de l'organisation de l'anglais et du français - que rien
n'empêche d'étendre à d'autres langues car l'anglais et le français ne
sauraient avoir le monopole de l'organisation ! - le modèle de fonctionnement
du langage se présente de la façon suivante :
LANGUE-------------MISE EN
DISCOURS---------DISCOURS
grammaire mentale
calcul des opérations énoncés
oraux
principes et stock
(énonciateur, contexte ou
écrits
d'opérations et situation )
Le double clavier
nous donne une idée du travail de structuration effectué par l'énonciateur à
partir de la grammaire dont il est porteur. On voit nettement que le rôle du
constructeur de l'énoncé se limite à choisir les filières qui correspondent à
la visée du moment : ceci est particulèrement net si l'on note que le double
clavier oppose des éléments assertifs,
liés au choix (PHASE 1) à leurs correspondants non-assertifs de la PHASE 2. Ceci montre que l'énonciateur
est loin d'être le deus ex machina omnipotent que l'on trouve dans certaines
présentations.
L'ordre des mots dans l'énoncé
linéaire représente un sujet inépuisable pour les linguistes et ce depuis des
siècles. Il ne pourra s'agir ici que de brefs commentaires sur des exemples
significatifs proposés par des langues
diverses.
Disons en préambule qu'il
faut, avant d'aller plus avant, abandonner la conception rivarolienne de
l'ordre des mots, c'est à dire la distinction de l'auteur du Discours sur l'Universalité de la Langue
Française entre langues analogues
(tel le français) et langues transpositives (le latin, l'allemand) où
règneraient l'inversion et toutes sortes d'"entorses" à la raison.
Que l'ordre des mots dans
la chaîne appartient à la métalangue naturelle ne fait aucun doute. On citera
ici deux énoncés qui ont posé quelques problèmes tout récemment lors d'une
révision de la Constitution de la Vème République :
1- Le français est la langue de la République Française.
2- La langue de la
République Française est le français.
On sait que c'est l'énoncé
(2) qui a finalement été adopté suite aux véhémentes protestations de certains
pays francophones.
L'homme de la rue est conscient du rôle sémantique qu'est
susceptible de jouer le déplacement d'un
élément de la chaîne :
Il n'est pas
toujours là vs. Il n'est toujours pas là.
Il remarque aussi la
présence dans le linéaire de balises
qui ne manquent pas de l'intriguer: il en va ainsi du NE dit explétif qui a
l'air d'affectionner tout particulièrement les verbes de crainte :
Elle craint qu'il ne
perde son emploi.
(mais que dire alors de :
Avant que Louis XIV ne monte sur le
trône...?).
Le mot DONC
s'insinue sournoisement dans certains énoncés : c'est ainsi qu'il est
obligatoire dans :
L'essence augmentera donc
de vingt centimes à partir du 10 mai prochain
si dans un premier temps
on a annoncé aux auditeurs que le gouvernement avait décidé une hausse de
l'essence à cette date. Ces balises
indispensables à la cohésion discursive
jouent un rôle important dans le chiffrement du linéaire et leur place
mérite un développement qui n'a pas sa place ici (voir le chapitre sur BIEN et mon étude de l'opérateur polonais et russe
"I" dans Le Français déchiffré ainsi
que mon analyse de l'opérateur métadiscursif polonais BOWIEM dans Contrastes N° 6, 1983) .
Il arrive que certaines langues utilisent l'ordre de la
chaîne de façon iconique : ce sont les cas où l'organisation du discours
linéaire "trahit" la structure intime de l'énoncé. C'est ce qui se
produit en anglais pour DO et les modaux par exemple:
Peter 'does speak
Turkish !
You must
be very hungry
She may have missed her bus
On comparera le degré de
transparence structurale du français , de l'anglais et de l'allemand dans les
trois énoncés négatifs suivants :
Je ne connais pas Madrid
I do not know
Madrid
Ich kenne Madrid
nicht
C'est le français qui
masque le plus le fait que ce qui est nié c'est bien la relation Je/connaître
Madrid et non pas le verbe CONNAIS comme l'affirment toutes les grammaires
scolaires !
Parfois les choses se
compliquent quelque peu : en anglais l'analyse de WON'T dans l'énoncé suivant
peut dérouter :
She won't
remember me, she was too young .(elle ne se souviendra pas de moi, elle était
trop jeune)
WON'T est la contraction de WILL NOT : le problème
dans l'énoncé proposé est de savoir sur quoi porte la négation. Ici NOT fait
partie de la relation déjà négativée She/ Not remember me:
WILL(assertif/épistémique)
she Neg remember me
La même forme WON'T dans:
This door won't open
! (cette porte refuse de s'ouvrir !).
renvoie cette fois au
modal pragmatique (radical) WILL négativé.
En basque le passage d'un
énoncé affirmatif à sa contrepartie négative s'accompagne d'une restructuration
symptomatique : l'opérateur , qu'il
s'agisse de DA ou DU, vient se positionner à droite du négateur EZ . Le
résultat est que le statut thématique de la relation négativée nous est offert
à fleur de langue . Qu'on en juge :
Koldo
Donibanen bizi DA : Koldo à Doniban (St Jean-de-Luz) habite.
Koldo EZ DA Donibanen bizi: K. n'habite pas à D.
J'ai déjà
signalé les pièges que pouvait nous
tendre le linéaire . Il s'agissait de la fausse symétrie des séries verbales V1
à V2 et V1 de V2.:
Il m'a obligé à travailler
Il m'a empêché de
travailler
Le parallélisme structural
que présente la surface fait fi de la différence de statut de TRAVAILLER ,
statut qui nous est révélé par la nature du "clignotant" A d'une part
et DE d'autre part. Cet exemple, dans sa simplicité apparente, nous montre que
les opérations langagières ne sont pas ordonnées linéairement. Les mêmes
principes de chronologie métaopérationnelle sont à l'oeuvre en anglais dans les
couples V1V2:
I saw her cross
the street
I saw her crossing
the street
ou encore :
He started to speak
He started speaking
Voici un exemple
contextualisé pour START (on
trouvera des énoncés en grand nombre
dans mon GDTL ) :
He advanced towards the microphone and started TO speak.
I admired him the moment he started SPEAKING.
Le piège du linéaire a
empêché les grammairiens de l'anglais de comprendre l'un des points cruciaux de
la grammaire de cette langue: je veux parler de la fameuse "forme
progressive". Là-aussi une fausse symétrie a brouillé l'aperception de la
différence structurale entre les énoncés "à verbe simple" (au présent
et au prétérit) et les énoncés en BE+ING . Au lieu de
John
washed his car
John was
washing his car
où l'on a la
correspondance WASHED / WAS WASHING on a
en fait :
John
washed his car
John
was washing his car
où -ING s'applique au
verbe complexe WASH HIS CAR et où le prédicat en -ING s'applique en bloc au
sujet grammatical . En fait on passe d'un énoncé transitif avec agent (1er cas)
à un énoncé de l'ordre du dire où il est question de l'état de John : John was
washing the car when I arrived.
Ces deux mêmes énoncés au
parfait sont encore plus éloquents quant à la distinction qui vient d'être
faite :
I have washed my car
(je parle de ma voiture)
I have been washing my car (je parle de moi!)
On va retrouver en
français la pertinence de l'analyse qui vient d'être rappelée , mais uniquement
là où les temps grammaticaux du français
présentent un fonctionnement binaire du type + BE+-ING (lire: plus ou moins
BE+ING) : il s'agit de la distinction du passé dit simple et de l'imparfait. On lira ailleurs (en
particulier dans Le Français Déchiffré ) l'analyse que je propose pour rendre compte
de cette distinction. Je me contenterai de dire ici que nous nous trouvons ici devant un problème de phase comparable à celui qui régit la
dichotomie anglaise énoncés "simples"/énoncés en BE+ING et la
distinction que l'on trouve dans les langues slaves entre verbes dits
"perfectifs" et verbes dits "imperfectifs". L'imparfait
français n'est ni duratif (pendant qu'il dormait) ni itératif (tous les
dimanches il mangeait au restaurant ) ni "journalistique" (le 25
juillet 19O9 Blériot franchissait la Manche en avion ).
Dans Pendant qu'il dormait (je laisse le lecteur contextualiser cet
énoncé) , PENDANT QUE n'est possible que
si l'on dispose déjà du verbe qui suit , d'où l'impossibilité de *pendant qu'il
dormit. On voit que -AIT a pour fonction de signaler le statut thématique du
verbe (le choix de ce dernier appartient
au passé). La thématicité du verbe ou du complexe verbal peut être due à des
déclencheurs divers et variés mais dans tous les cas il y a préconstruction
lors de la mise en discours. La portée de -AIT (symbole de l'imparfait) est
comparable à celle de -ING en anglais : c'est ce que montre le deuxième exemple:
Tous les dimanches il mangeait au restaurant
où l'aspect itératif
traditionnellement mis en avant pour rendre compte de l'imparfait provient de
l'expression TOUS LES DIMANCHES. L'imparfait (-AIT) signale d'une part que le
verbe est ici MANGER AU RESTAURANT (on donc une relation binaire IL/MANGER AU
RESTAURANT) et d'autre part que l'énoncé est orienté à gauche, vers le sujet
grammatical qui est dans le collimateur de l'énonciateur. Quant à TOUS LES
DIMANCHES il porte sur -AIT, le noeud prédicationnel, et quantifie la relation
binaire. L'énoncé au passé simple suivant fonctionne tout à fait différemment
car il est le produit d'opérations tout à fait différentes :
Ce jour-là il mangea
au restaurant
On se contentera d'attirer
l'attention du lecteur sur le statut rhématique de AU RESTAURANT (choix ouvert).
Je ne voudrais pas clore cette
rapide esquisse de l'imparfait
sans proposer deux exemples
particulèrement significatifs et qui contribuent à montrer l'inadéquation des
théories couramment mises en avant , y
compris dans les grammaires les plus récentes du français où il y a toujours le
sempiternel et totalement inopérant "aspect sécant" de
l'imparfait :
1-Six mois plus
tôt, il naissait Italien (entendu sur France Inter un quinze aôut).
2- (Lu sur un panneau au Museum d'Histoire Naturelle de
Paris) Météorite tombée en 1492.
Cette année-là Christophe Colomb découvrait
l'Amérique.
A propos de (1) on se
limitera à attirer l'attention sur le verbe complexe NAITRE ITALIEN. Séparer
ces deux éléments serait un contresens .
Je pense ici à un exemple proposé par Marc Wilmet dans Modèles Linguistiques N°
9, Fasc.2 , dans un article intitulé :
L'Eternel Imparfait :
Galilée soutint que la terre tournait autour du soleil
où seul le verbe TOURNAIT
(en italiques dans l'original) était l'objet de l'analyse. Non, ce que soutint
Galilée c'est la RELATION "la terre/tourner autour du soleil".
Quant au deuxième énoncé
proposé plus haut (2), il devrait être limpide après tout ce qui vient d'être
dit.
La place fait défaut pour
parler de la mise en discours de l'énoncé dans les langues slaves (notamment en
polonais et en russe) qui disposent
dès le lexique de couples verbaux régis
par le vecteur RH_____TH: rzucic /rzucac (jeter), zdradzic / zdradzac (trahir),
obalic / obalac (faire tomber), pozwolic /pozwalac (permettre, otworzyc /
otwierac (ouvrir), wziac / brac (prendre) etc. L'ancienne théorie aspectuelle,
centrée sur le verbe seul (à l'instar de la forme progressive anglaise et des valeurs traditionnellement attribuées à
l'imparfait français) se révèle totalement incapable de rendre compte
d'énoncés comme les suivants :
Otworz drzwi! (ouvre la porte!)
Nie otwieraj drzwi ! (n'ouvre pas la porte!) (*nie otworz est agrammatical).
Inutile de dire que des
paires minimales telles que :
-on zwiedzil Ameryke (il a visité
l'Amérique)
-a on zwiedzal Ameryke ? (et il l'a
visité , l'Amérique,lui ? (contexte: il
n'arrête pas de critiquer l'Amérique: il l'a visité au moins ?)
seront tératologiques aux
yeux des tenants de l'aspect traditionnel.
En fait le verbe dit imperfectif entre
dans la composition d'une relation binaire qui pourra être itérée ou prédiquée
d'un sujet grammatical, comme cela se passe à l'imparfait français. Le polonais
offre de temps en temps, tout comme le français , l'anglais ou le russe, des
successivités remarquables qui parlent d'elles-mêmes . En voici une dont les
versions française et anglaise sont elles-aussi très éloquentes :
Zostalem wezwany,
najpierw telegramem, pozniej listem poleconym, do Warszawy . Nie wiedzialem ,
po co bylem wzywany...(le participe
passé WEZWANY du verbe WEZWAC (convoquer) est repris par son homologue
thématique WZYWANY (de WZYWAC). On notera aussi l'emploi de l'opérateur ZOSTAC
(grosso modo le WERDEN du passif allemand) avec la forme rhématique du
participe passé puis le recours à l'opérateur ETRE dans BYLEM WZYWANY (BYLEM
est le prétérit de BYC, "être" ).
Français : Je fus convoqué à Varsovie, d'abord par
télégramme puis par lettre recommandée. Je ne savais pas pourquoi j'étais convoqué.
Anglais: I was summoned to Warsaw, first by
telegram, then by a registered letter. I
did not know why I was being summoned.
Après avoir tour à tour montré l'iconicité structurelle
qui caractérise certains énoncés puis
l'opacité de surface de certains autres, on se penchera pour terminer sur des
problèmes d'ordre plus "classiques", ceux que les grammaires
réunissent sous l'étiquette "inversion".
L'inversion est obligatoire en français lorsque l'énoncé
commence par un modal ou un opérateur du type AINSI ou AUSSI . Dans ces cas-là
le français a l'air de s'aligner sur l'allemand où le verbe précède le sujet à
chaque fois que l'énoncé commence par un circonstant quel qu'il soit :
morgen fahre
ich nach Berlin (demain je vais à Berlin).
Voici quelques exemples
français :
-Peut-être
l'avez-vous oublié dans le train ?
-Sans doute as-tu remarqué que nous avons changé la moquette ?
-Ainsi va
le monde !
-Je n'étais pas bien du
tout et il gelait à moins dix. Aussi
suis-je resté à la maison.
Les problèmes liés à
l'assertion qui affleurent dans ce type d'énoncés sont monnaie courante dans la subordonnée allemande. C'est
d'ailleurs à cette construction que l'on pense en premier lorsqu'on évoque le
problème de l'ordre des mots dans les langues européennes et l'on ne se prive pas d'affirmer que "les
Allemands parlent à l'envers ! ". Donnons-nous quelques exemples de ce
phénomène :
1- Er gehörte zu den
glücklichen Menschen, die in Zügen
herrlich schlafen können.(il
appartenait à ces privilégiés (mot à mot "heureux hommes") qui
arrivent à dormir sans problème dans les
trains).
2-Sie wusste nicht, dass er die Stadt verlassen hatte.(Elle
ne savait pas qu'il avait quitté la ville.)
3- Es war zehn Uhr morgens
und da es Donnerstag war, war der
Markt in vollem Gang .(Il était dix heures du matin et comme c' était jeudi le
marché battait son plein).
4- Er liess das Taxi vor
einem Blumenladen halten, um ein paar
Veilchen für Marion zu kaufen. (il
fit arrêter le taxi devant une fleuriste pour acheter quelques violettes pour
Marion).
Ce qui frappe lorsqu'on examine de près les phrases
allemandes et leur traduction française , c'est que la grammaire allemande note
en surface le statut thématique de la subordonnée
ce qui lui permet de
souligner la saturation de ladite subordonnée. Entendez par là le fait que la
subordonnée ne comporte plus d'assertion puisqu'il n'y a plus d'élément
rhématique. Tous les choix ont déjà été effectués et les relations sont
bloquées (comme dans les énoncés anglais en DO).La subordonnée de la phrase 3 ,
à savoir :
da es
Donnerstag war
montre son caractère
saturé par un simple remaniement de l'ordre des mots. On la comparera à :
es war Donnerstag
où "Donnerstag"
est rhématique (un jour parmi d'autres). Avec la conjonction DA, tout change:
on utilise le fait que ce soit jeudi pour parler du marché qui a lieu ce
jour-là (et pas un autre). En français on a le même ordre des mots dans:
c'était jeudi
et dans : comme c'était jeudi
Il en va de même dans un
énoncé comme le suivant :
Est-ce que son mari sait qu'elle est à Paris ?
dont la contrepartie
allemande devra obligatoirement signaler le caractère saturé de la complétive :
Weiss ihr Mann , dass
sie in Paris ist ?
Prenons la phrase (2) :
l'allemand note grâce à l'ordre des mots
la saturation de la complétive . Er hatte
die Stadt verlassen , dans cet ordre, nous apprend que X avait quitté la
ville. Dans (2) cette assertion devient un fait
dont il est dit que le sujet SIE n'a pas connaissance (Sie wusste
nicht). J'ai parlé de saturation à propos de DO et de -ING en anglais : -ING
sature le groupe verbal tout entier, c'est à dire qu'il le thématise (lui donne
le statut thématique). Ce phénomène est facilement percevable dans un énoncé
comme le suivant :
It was already a miracle that she was being transported to Baghdad free of charge. (Agatha Christie).
Ce qu'il faut bien voir ,
c'est que tout l'énoncé en THAT est
l'explicitation du miracle et que
l'opérateur -ING porte sur tout le groupe verbal BE TRANSPORTED TO
BAGHDAD FREE OF CHARGE, entièrement thématique . Sans -ING, FREE OF CHARGE
serait rhématique , ce qui entraînerait
l'agrammaticalité de l'énoncé.
Un problème intéressant
surgit lorsque le négateur NICHT se présente en subordonnée . On comparera :
Er versteht nicht
(il ne comprend pas)
et Ich denke, dass er nicht versteht( je crois qu'il ne comprend pas)
où NICHT précède le
verbe dans la complétive. On admettra
facilement que ce NICHT n'est plus
porteur d'assertion, qu'il est donc différent de celui de er versteht nicht. L'allemand ne dispose pas de deux négateurs comme c'est le cas de l'hébreu par exemple. Dans cette dernière langue le
premier nicht serait traduit par LO
et le deuxième par EJNENO : Hu lo mevin vs. ani hosev, se hu ejneno mevin.
Il n'est pas inutile de signaler que l'ordre qui
caractérise la subordonnée allemande est l'ordre canonique en turc ou en basque.
Turc :
Iyi bir
kitap okumak istiyorum
bon un
livre lire je veux
(je veux lire un bon livre)
Bu otobüs Istanbul'a kadar gidiyor
cet autobus Istanbul jusqu'à va
(cet autobus va jusqu'à
Istanbul)
Basque :
Hau atzerritarra gure
hizkuntza ikasten ari
da
cet étranger notre langue apprendre est en train
(cet étranger est en train
d'apprendre notre langue)
Nik zure izena jakin nahi dut
je ton prénom connaître veux
(je veux connaître ton
prénom)
L'ordre des
mots dans l'énoncé est un fait
syntaxique qui nous paraît aller de soi
dans notre langue maternelle, qui est tout naturellement la langue de référence à l'aune de laquelle nous jugeons les autres
langues. Nous avons vu que l'allemand était un
bon antidote à des jugements par
trop hâtifs dans ce domaine. Un autre excellent accès à la problématique de
l'ordonnancement linéaire de l'énoncé
concerne le syntagme prépositionnel. L'étiquette
"pré-position" se trouve sérieusement mise à mal lorsqu'on s'aperçoit
que bon nombre de langues placent leurs "pré-positions"... après l'élément qu'ils régissent ! C'est le cas du
hongrois où "à Paris" (locatif) se dit Parizsban et où "de
Paris" (provenance) se dit Parizsbol. Le finnois possède une
quinzaine de suffixes pour exprimer toutes sortes de relations concernant les
noms: "talossa" (dans la
maison), "Pariisissa" (à
Paris), "taloon" (vers la
maison), "talosta" (de la
maison" ) etc.
Le basque exprime le
comitatif (accompagnement) par un suffixe :
amaztearekin signifie "avec ma femme" (-REKIN = avec )
kanibetarik gabe =
sans couteau
Même une locution
conjonctive telle que PARCE QUE peut
n'être qu'un suffixe comme un autre et se trouver postposée :
Basque : kanibetarik ez
dutalakotz = parce que je n'ai pas
de couteau .
Le chinois nous surprend de la même façon non seulement
en plaçant la relative AVANT l'antécédent (sic!) mais encore en postposant le
mot de relation correspondant à notre pronom relatif:
zheiben wo zuotian zai zher mai DE
shu
ce je
hier ici achetai QUE
livre
c'est à dire : le livre
que j'ai acheté ici hier.
Le débutant en portugais
se trouve confronté au changement de position des pronoms au passage de
l'affirmatif au négatif :
chamo-me Jose.(je
m'appelle José)
nao me chamo
Jose.(je ne m'appelle pas José)
Vou escrever-lhe
uma carta.(je vais lui écrire une lettre)
Porque nao lhe
escreves uma carta ?(pourquoi ne lui écris-tu pas une lettre?).
Bien entendu les
grammaires descriptives signalent le phénomène mais n'en offrent aucune
explication. Le résultat ne peut être que catastrophique pour l'apprenant car
la juxtaposition de problèmes particuliers
ne peut en aucun cas déboucher sur une grammaire cohérente de la
langue que l'on essaie d'apprendre.
L'ordre des mots dans le discours
est toujours une source d'étonnement
pour quiconque aborde une L2, dès qu'il n'épouse pas strictement celui de la
L1, la langue-étalon. Mais, nous l'avons vu, il s'agit d'un problème qui peut
facilement dérouter le linguiste, tant sont nombreux les pièges de la
linéarité. Le seul remède est un commerce constant avec les langues : ce n'est
qu'en multipliant les postes d'observation que l'on a des chances de voir
apparaître les lignes de force qui parcourent les langues naturelles.
N'oublions pas que toutes se présentent à nous sous les espèces d'une chaîne
linéaire où le nombre de solutions métalinguistiques marquant les rapports
qu'entretiennent entre eux les éléments de l'énoncé est, par définition
pourrait-on dire, forcément limité : on peut inverser des termes, on peut aussi
signaler soit par des mots-outils appropriés soit par des désinences de toutes
sortes "le droit d'aînesse" de tel élément par rapport à tel autre
(je pense ici à la chronologie qui règle la saisie des éléments constitutifs de
l'énoncé).On peut également trouver des balises (à , de, ne , donc ...en
français, bowiem ou "i" en polonais , as, so, till, until ... en
anglais ) qui signaleront le statut , l'orientation ou la cohésion de tout ou
partie de l'énoncé . La plupart des langues possèdent des outils spécifiques de
la question: li (russe), czy (polonais), hal (arabe), haïm (hébreu),
ma (chinois), mi en turc etc : ces marqueurs peuvent être placés en tête (les
quatre premiers) ou en queue d'énoncé (chinois et turc).. Tout ceci montre que
la contrastivité, loin d'être une façon anecdotique de pratiquer la
linguistique, est au contraire un moyen heuristique puissant. C'est pourquoi
Chomsky a tort d'opposer ce qu'il appelle la langue interne (I-Language)
à la langue externe (E-Language)
(cf. Knowledge of Language 1988 ou encore
Chomsky's Universal Grammar de
Vivian Cook 1988 ) car c'est par le
E-Language que l'on peut accéder au I-Language: il n'y a pas d'autre voie. Les
principes du I-Language sont bel et bien présents dans le E-Language à
condition de se donner les moyens de les voir (il faudrait parler ici du
"voir supérieur" dont parlait Gustave Guillaume !). Ce qu'il ne faut
pas perdre de vue, c'est que les hublots qui permettent de saisir le
fonctionnement des langues peuvent varier de langue à langue (il y a , on a pu
s'en apercevoir, des langues plus bavardes, plus transparentes que d'autres )
ce qui est une raison de plus pour que le linguiste se penche sur le plus grand
nombre possible de langues. L'approche devra toujours être simultanément intra-
et interlingue. Etudier l'ordre des mots mis en oeuvre par une langue prise
isolément est de ce fait une pratique complètement stérile. La clé du problème
de la mise en discours est du côté de Babel, à la fois pour poser les bonnes
questions et pour suggérer les bonnes réponses.
Henri Adamczewski
Université de la
Sorbonne Nouvelle 1997.
Merritt RUHLEN: L'Origine
des Langues. Sur les traces de la langue mère.
Belin : collection Débats,
1997, 288 pages (bibliographie commentée et Index compris).
Traduit de l'anglais
américain par Pierre Bancel.
Préface d'André Langaney,
Directeur du Laboratoire d'Anthropologie Biologique du Musée de l'Homme.
Connu en Europe pour un traité fort technique sur les
langues du monde ("A Guide to the World's Languages", Vol. 1,
Stanford University Press 1991), Merritt Ruhlen se lance cette fois dans une
double aventure : d'une part, démontrer l'existence d'une langue-mère dont
seraient issues les quelque 5.OOO langues parlées sur la planète et, d'autre
part, impliquer le lecteur profane dans la démonstration, au nez et à la barbe
de "l'establishment linguistique"
(l'expression est de l'auteur du livre) qui fait la fine bouche devant
les thèses qu'il avance. Ce double défi ne pouvait laisser indifférent : la
preuve, c'est que LE MONDE du 23 janvier
1997 consacre une demi-page à l'événement. Je ne serais pas étonné que ce livre
ait un certain succès auprès du grand public, car il réunit en lui des éléments
capables de susciter l'intérêt. Le sujet est porteur comme on dit aujourd'hui
et il l'est à un double titre : le fait de parler de "langue-mère"
comporte une part indéniable de sensationnel (cf. Lucy) que vient encore
renforcer la vive polémique engagée par l'auteur contre les détenteurs patentés
de la connaissance . Cependant entendons-nous bien, l'ouvrage de M. Ruhlen
n'est pas l'oeuvre d'un charlatan ou d'un illuminé ; c'est le livre d'un diachronicien éminent à qui
rien de ce qui s'est fait en linguistique historique depuis la découverte de
l'indo-européen n'est étranger. C'est ainsi que le lecteur découvrira (ou
redécouvrira) avec plaisir la "profession de foi" de William Jones
dans son Troisième Discours à la Société
Asiatique de Calcutta (1786) ( discours qui, comme on sait, inaugure la grande épopée indo-européenne) , qu'il rencontrera peut-être pour la
première fois les noms des promoteurs russes du nostratique (nom donné par le linguiste danois Holger Pedersen à un
groupe de familles linguistiques comprenant , outre l'indo-européen , le
sémitique, l'ouralien, l'altaïque et l'eskimo-aléoute) : Dolgopolsky et
Illitch-Svitytch et qu'il entendra
parler des travaux novateurs de Joseph Greenberg portant sur les familles de langues du
continent américain.
Mais ne perdons pas de vue le fait que l'objectif numéro
1 de l'ouvrage de M. Ruhlen est de
démontrer que les 300 familles de langues recensées par les linguistes reposent
sur un fonds commun, une langue-origine qui se perd dans la nuit des temps mais
dont l'auteur se fait fort de retrouver les traces dans les langues
d'aujourd'hui. Sa thèse étant rejetée par la plupart des chercheurs de la
discipline (son préfacier parle des "mandarins archaïques de sa
profession") , Ruhlen décide de porter le débat sur la place publique et de faire plébisciter en quelque sorte sa
théorie de la langue-mère par ses lecteurs. Comment va-t-il procéder ? C'est
tout simple : la bonne méthode pour
découvrir l'origine des langues, nous dit Ruhlen, c'est la classification des
langues du monde. Eh bien c'est le lecteur lambda qui sera appelé à effectuer
ce travail. L'essentiel du livre est là : une série d'exercices de classement
n'exigeant aucune connaissance préalable, dont le but est de montrer la parenté
de mots lexicaux ou grammaticaux (des pronoms pour la plupart) dans les langues
les plus diverses. L'auteur définit la méthode comme "l'observation de
ressemblances entre les mots de différentes langues". Pour donner une idée
des tâches proposées aux lecteurs , citons les treize mots-tests du Tableau 2a
(p. 30 ) : deux, trois, je/moi, tu/toi,
qui ? ,ne pas, mère, père, dent, coeur, pied, souris, il porte. Le tableau
2a donne la traduction de ces treize mots en neuf langues différentes,
représentées par les neuf premières lettres de l'alphabet latin. Le lecteur
apprendra, une fois qu'il aura mené à bien l'exercice, que ces neuf lettres
correspondaient aux neuf langues suivantes : arabe, hébreu, sanskrit,
avestique, grec classique, latin, gotique, vieil irlandais et turc. On
procèdera de la même façon avec les langues d'Afrique, d'Asie et d'Amérique.
Quant au bouquet final (Tableau 10a) il empruntera ses mots-diagnostics non
plus à des langues particulières mais à des familles de langues du monde entier.
M.Ruhlen qualifie de "canular scientifique du
siècle" le refus des linguistes (et surtout des indo-européanistes qui
sont la cible favorite de ses sarcasmes) de se rendre à l'évidence et de
prendre en considération la thèse de l'origine commune des langues humaines.
L'ouvrage se termine par une comparaison entre les classifications biologique
et linguistique (Chapitre 7 intitulé "Gênes") , basée sur ls travaux
de Cavalli-Sforza, dont je ne dirai rien. Par contre j'ai trouvé très intéressante l'idée de clore l'ouvrage
par une Annexe où sont répertoriés les
mots relevant de 27 " racines
mondiales" répartis dans les grandes familles linguistiques (mère, femme, homme, enfant, têter, penser,
doigt, terre , eau etc.
L'ouvrage de M. Ruhlen mérite d'être lu ne serait-ce que
parce que les problèmes qu'il aborde ne figurent pas parmi les préoccupations
premières de la majorité des linguistes contemporains. Personnellement je suis
davantage porté à chercher ce que les langues ont en commun dans le fonctionnement de leurs grammaires
respectives plutôt que dans une parenté phonético-lexicale dont les fondements
paraissent bien fragiles.
Henri Adamczewski
Université de la Sorbonne
Nouvelle , 1997.
Dictionnaire
Terminologique de la Systématique du Langage
L'Harmattan, 1996, 443 pages. ISBN 2-7384-4104-1
Ce Dictionnaire, nous apprend-on sur
la quatrième de couverture, est le résultat de six années de travail au sein de
l'URA 1030 du CNRS. Il présente dans
l'ordre alphabétique les 400 mots-clefs de l'oeuvre de Gustave Guillaume
(1883-1960) relevés dans les 21 volumes publiés, les 60.OOO feuillets inédits
et la correspondance.
Le gros volume que nous offrent Annie Boone et André Joly
(ancien élève de Guillaume) vient prendre place auprès d'un ouvrage plus
modeste (260 entrées) paru en 1990 aux Presses Universitaires de Rennes : Les Mots de Gustave Guillaume - Vocabulaire Technique de la Psychomécanique
du Langage , dû à Catherine Douay et Daniel Roulland. Plus ambitieux et
donc plus complet que son prédecesseur, le
Dictionnaire Terminologique propose entre autres une concordance de
l'oeuvre guillaumienne qui rendra d'inestimables services aux chercheurs. On
trouve en annexe la liste alphabétique des 400 mots-clefs qui font l'objet
d'une présentation commentée.
Dans leur avant-propos
relativement bref, les auteurs du Dictionnaire
rappellent que Gustave Guillaume a laissé une oeuvre écrite considérable qui
s'étend sur plusieurs décennies (1911-1958) : la première monographie date de
1911, c'est à dire cinq ans avant le Cours
de Linguistique Générale de
Ferdinand de Saussure et son dernier article paraît un an après la première
oeuvre marquante de Noam Chomsky : Syntactic
Structures. Ce qu'il faut savoir également c'est que Gustave Guillaume
enseigna pendant vingt-deux ans à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, de 1938 à
1960, et que c'est là la source des treize volumes de Leçons de Linguistique parues entre
1971 et 1995 (le treizième volume n'est pas signalé dans les références
bibliographiques placées juste après l'avant-propos).
On a beaucoup parlé de
l'hermétisme de Guillaume. C'est vrai que certains métatermes qu'il invente à
partir du grec peuvent dérouter le lecteur novice :je pense par exemple à des
mots comme autoptie, diastème, ectopie, énantiodromie, énexie,
péribole, sténose etc. qui perdront
dorénavant leur aura de mystère . Mais la vraie difficulté de Guillaume réside
d'une part dans la profondeur de vue de ce linguiste hors-écoles et dans
l'extraordinaire mobilité de pensée du
théoricien . La présentation des mots-clefs du Dictionnaire s'efforce de rendre
justice à ces deux aspects qui contribuent à la portée de l'oeuvre mais qui augmentent le
prix à payer pour en maîtriser toutes les facettes.
On ne résume pas un
dictionnaire. Tout au plus peut-on citer les entrées qu'on estime être les plus réussies de cette Bible du
guillaumisme : actualisation,
architecture, explication, fait de langue / fait de discours, grammaire,
incidence/décadence, langue, linguistique, seuil, syntaxe, systèmatique et
système parmi d'autres.
Le nouveau Dictionnaire
ne manquera pas d'encourager les linguistes en herbe à lire Gustave Guillaume ,
ce linguiste qui aura été un théoricien
au sens le plus plein du terme et dont
l'oeuvre a fécondé les travaux de chercheurs appartenant à des écoles théoriques diverses. Mais le problème
reste entier de savoir comment aborder une oeuvre aussi foisonnante, comment
trouver le fil qui permettra de retrouver la cohérence de l'ensemble, de suivre
les étapes de la pensée du théoricien.
Car en définitive seul un face à
face de l'oeuvre et du lecteur est à même de livrer l'intégralité du message.
Henri Adamczewski
Université
de la Sorbonne Nouvelle, 1997.