Réflexions sur la grammaire du français (TILV)
Henri Adamczewski




Il y a maintenant plus de vingt ans que les grammaires de l'allemand,de l'anglais et du russe ont fait peau neuve en intégrant l'esprit, les démarches et les résultats de la recherche linguistique contemporaine. Le français, malgré des travaux partiels prometteurs, attendait tou-
jours un traité de grammaire qui rompît avec la routine de l'approche taxinomique purement descriptive.

L'ouvrage monumental de Marc Wilmet, GRAMMAIRE CRITIQUE DU FRANÇAIS* annonce l'avènement d'une grammaire du français affranchie de la grammaire scolaire bricolée au XIXe siècle ("la grammaire bric-à-brac" d'André Chervel), d'une grammaire résolument iconoclaste ouverte sur la recherche, où l'on commence à voir poindre les grandes lignes de force du fonctionnement de la langue française. Le linguiste-grammairien belge annonce la couleur dès son avant-propos ; son objectif est double : d'une part, proposer une synthèse qui serait le reflet de l'aspect systématique de la langue, et d'autre part "faire descendre la réflexion authentiquement linguistique vers les classes". Ma GRAMMAIRE LINGUISTIQUE DE L'ANGLAIS, publiée par les Editions Armand Colin en 1982, s'était assigné les mêmes buts puisque, comme le proclamait le titre, il s'agissait d'une grammaire scientifique qui se voulait aussi une authentique construction didactique. Dans les deux cas l'ambition est la même : il s'agit de rendre une langue intelligible, ce à quoi une simple juxtaposition linéaire des problèmes grammaticaux (tout au moins supposés tels) ne saurait prétendre (à dire vrai, les grammaires d'antan n'affichaient même pas cette prétention car cette façon de poser l'adéquation d'une grammaire n'avait aucun sens). Il est banal de rappeler que la sempiternelle promenade sur les parties du discours a continué à occulter les vrais problèmes alors que se développait parallèlement une recherche universitaire (donc des thèses et des articles) qui mettait en cause un modèle qui avait donné tout ce qu'il pouvait donner et qui ne correspondait plus du tout aux conceptions nouvelles sur le langage et les langues.

Marc Wilmet regrette dans sa conclusion qu'une grammaire ne se lise pas "comme un roman" mais ajoute immédiatement - et il a mille fois raison - que le grammairien ne peut se
contenter "d'une rhapsodie de sujets cousus bout à bout". Personnellement j'ai toujours prétendu
qu'une vraie grammaire était comparable à un roman policier : dans les deux cas le lecteur
découvre des choses dont il ne se doutait pas. Naturellement, encore faut-il que l'auteur du
traité de grammaire ait une vision globale du fonctionnement de la langue qu'il analyse et qu'il
ait découvert au préalable, au moins en partie, la métalangue naturelle qui assure le fonctionne-
ment systématique de la machinerie "langue". C'est bien entendu le lecteur qui décidera de la
nouveauté et de l'adéquation des analyses développées par Marc Wilmet. Quant à moi, je vou-
drais dire la jubilation que j'ai éprouvée à la lecture de cet immense livre, écrit à la première personne, bourré certes de science grammaticale mais aussi d'anecdotes succulentes et de bons
mots, respirant la bonne humeur de la première à la dernière page, ce qui ne l'empêche nullement
d'être fort bien documenté, souvent exhaustif (et parfois sur des questions en apparence mineures) et implacable dans ses jugements (là, André Chervel lui avait bien prépare le terrain, certains anglicistes et d'éminents germanistes aussi, mais Marc Wilmet ne les a pas fréquentés). Bref, j'ai lu l'ouvrage de M. Wilmet avec un réel bonheur et j'en recommande vivement la lecture à tous ceux pour qui "grammaire" était immanquablement synonyme d'"ennui". Merci à l'auteur d'avoir "décoincé" la grammaire du français et d'avoir ouvert la voie - enfin - à une grammaire de notre langue digne de ce nom. On ne peut rendre compte d'un pavé de près de sept cents pages en quelques pages. L'essentiel a déjà été dit. Je me limiterai dans ce qui suit à quelques points, d'importance variable, à propos desquels je voudrais donner mon avis de linguiste,
de grammairien et d'auteur de grammaires.Et d'abord je dois féliciter Marc Wilmet de
ses vingt pages d'introduction. Un grammairien qui se respecte se doit de s'expliquer sur sa
conception de la grammaire, sur sa métalangue, les principes de linguistique générale qui consti tuent sa philosophie du langage, que sais-je encore ? Il est vrai que dans ce domaine la désin-
volture de la plupart des auteurs atteint des sommets : on "attaque " sur le nom, sur le verbe ou tout autre chose sans un mot d'explication ( ne serait-ce que sur la stratégie de construction de l'ouvrage, sur le plan adopté etc.) , comme si tout allait de soi.


Marc Wilmet commence par des considérations historiques sur la langue française et passe
très vite à des définitions fondamentales : le duo LINGUISTIQUE / GRAMMAIRE, entre autres. Très vite, notre auteur prend position de façon nette sur la grammaire "officielle" en commençant par récuser la grammaire de l'Académie (1932), une grammaire qui à ses yeux est "farcie de naïvetés et d'erreurs monumentales". (Je me souviens de la réponse péremptoire d'un ministre de la culture
d'il n'y a pas si longtemps à qui un journaliste demandait si les Académiciens avaient des
séances consacrées à la grammaire, à l'instar des fameuses séances sur le dictionnaire : "La grammaire ? Mais elle est terminée depuis 1932 !". Voyons !).

La grammaire scolaire - celle que vous et moi avons apprise sur les bancs de l'école - a droit à une prise de position sans équivoque. Après avoir rappelé les critiques de Gougenheim (1938), Chervel (1977) et Swiggers (1980) pour qui la grammaire scolaire était au service exclusif de l'orthographe, Marc Wilmet pose une question très simple :

"La grammaire scolaire remplit-elle son rôle ?"

Son verdict tombe comme un couperet :
"La réponse est non."
La réponse à la question de savoir si "une grammaire scientifique va suppléer ce fatras
d'erreurs, de semi-vérités et d'approximation, ce rituel vide, ce catéchisme auquel n'adhèrent ni les officiants ni leurs ouailles", est, elle, résolument positive. Et Marc Wilmet de justifier sa position en ces termes : "Pourquoi priver irrévocablement les élèves d'une spéculation enrichissante sur l'extraordinaire outil qu'est le langage des hommes ?" (p.26). On pourra regretter que l'auteur qui, de temps à autre (très épisodiquement il faut dire), fait référence à l'anglais ou au néerlandais et à l'allemand, n'ait absolument rien dit du rôle majeur qu'une grammaire réflexive du français serait appelée à jouer dans un apprentissage repensé des langues. Mais la contrastivité n'est pas uniquement destinée aux candidats aux langues étrangères : c'est une nécessité absolue pour l'élaboration d'une métalangue fiable et, partant, pour l'analyse de n'importe quelle langue (j'ai essayé d'appliquer cette idée fondamentale dans mon FRANÇAIS DÉCHIFFRÉ, CLÉ DU LANGAGE ET DES LANGUES (1991)). Je saluerai par contre comme il convient le jugement que Marc Wilmet porte sur l'éclectisme dont se revendiquent certains :"Le syncrétisme conduit droit à l'incohérence ". On ne saurait mieux dire.

Le plan d'une grammaire n'est jamais innocent : je ne parle pas ici des pseudo-grammaires
qui juxtaposent des remarques décousues sur les parties du discours. Marc Wilmet a finalement
opté d'aller du mot à la phrase car cela correspondait à la mission qu'il s'était fixée, à savoir évaluer le savoir véhiculé par une longue tradition grammaticale pour en montrer les insuffisances et pour proposer ses propres solutions. Malheureusement (pour lui et aussi pour le lecteur) le plan adopté relègue la phrase au chapitre 9 (p. 433). Ce n'est donc que là que le lecteur trouvera le point de vue de l'auteur sur renonciation, l'énoncé, la prédica-
tion, l'ordre des mots etc., toutes choses qu'il aurait fallu présenter dans les tout premiers chapitres, car ce sont les piliers d'une grammaire linguistique. Force est donc de constater l'absence d'un fil rouge suffisamment fort pour permettre à l'auteur de tenir les promesses de son avant-propos et de son introduction. On pourrait aussi s'en prendre à Marc Wilmet pour l'utilisation qu'il fait du couple thème-rhème, avec des définitions qui non seulement ne sont plus reconnues mais qui de plus obligent le pourfendeur du mélange incessant du linguistique et de l'extralinguistique à s'appuyer sur "le plan ontologique des objets du monde" (p.60).

Ceci dit, je m'empresse d'ajouter que tout ce que dit l'auteur sur ces sujets aura son utilité pour un certain public et l'aidera peut-être à gravir les degrés d'une grammaire théoriquement plus forte. De toute façon les synthèses présentées, même si elles ne représentent pas la recherche avancée, le sont toujours avec un art consommé de la pédagogie où se mêlent l'expérience, un savoir quasi-encyclopédique et un don certain de la communication avec le lecteur.

Côté métalangue, on notera des innovations qui mériteraient un plus long développement. J'ai
trouvé intéressante la série des opérateurs en -eur : ligateur, cliveur, focalisateur, enchâsseur... Ce dernier métaterme est révélateur, parmi beaucoup d'autres, d'un commerce suivi avec Chomsky, ce qui n'est absolument pas une tare à mes yeux.

Plus d'un lecteur éprouvera des difficultés à trouver le chapitre dédié ordinairement dans les grammaires aux articles : on les découvre dans le chapitre sur les quantifiants (encore une innovation, tout comme les "caractérisants"). Quant aux "auxiliaires de mode", qui sont entrés en circulation il n'y a pas si longtemps (souvent pour "faire moderne"!) l'auteur leur préfère le terme "coverbes". Pourquoi pas ?

Ce qui est dit du verbe (chapitre 7, pp. 281-417) a particulièrement retenu mon attention. J'ai relevé l'adhésion de M. Wilmet au conditionnel temps de l'indicatif (cf. Gustave Guillaume, dont le nom et les théories sont très souvent mentionnés, ce qui ne devrait pas étonner ceux qui
connaissent les travaux de l'auteur de la GRAMMAIRE CRITIQUE DU FRANÇAIS), l'adoption du méta-
terme "tiroir" de Damourette et Pichon et le fort intéressant tableau (p. 301) proposant un certain nombre d'innovations dans le domaine des étiquettes traditionnelles des "temps": par exemple PASSÉ 1 et PASSÉ 2 pour les tiroirs PASSÉ SIMPLE et IMPARFAIT, FUTUR 1 et FUTUR 2 en lieu et place du FUTUR SIMPLE et du CONDITIONNEL PRÉSENT, PRÉSENT COMPOSÉ pour PASSÉ COMPOSÉ etc.

Je suis tout prêt à accepter les changements d'étiquette que propose l'auteur. Par contre j'ai d'importantes réserves en ce qui concerne le sous chapitre sur l'ASPECT et l'utilisation de la dimension aspectuelle dans le sous-chapitre sur les emplois des "tiroirs".

Commençons par les pages qui traitent de l'aspect (p. 309 et suivantes). M. Wilmet y rappelle
facétieusement l'origine du terme dans la terminologie grammaticale traditionnelle: "Les slavi-
sants ont transmis le furet aux germanistes. Il est passé ensuite, de proche en proche, aux roma-
nistes, puis aux anglicistes, aux africanistes, aux américanistes". M. Wilmet regrette la prolifération du terme et les errements auxquels il a donné lieu. Jusque-là je suis en parfait accord avec lui : le mot ASPECT est actuellement utilisé à tort et à travers tant par les enseignants que par les chercheurs, et les uns et les autres proposent des définitions-
bidons qui font que ce terme "savant" est actuellement le plus fumeux de la métalangue grammati-
cale.

M. Wilmet ne contribue pas hélas à clarifier les choses en multipliant comme à plaisir les épithètes accolées au mot "aspect" : on aura donc l'aspect sémantique, lexical imperfectif, perfectif, perspectif, cursif, etc, etc. Une incursion dans la grammaire d'une langue slave ou dans des travaux récents portant sur l'aspect dans les langues slaves (par exemple dans LES CONTACTS LINGUISTIQUES FRANCO-POLONAIS, ouvrage publié par les Presses Universitaires de Lille en 1995 où il aurait trouvé, entre autres, une communication d'Hélène Wlodarczyk ainsi que la mienne, toutes deux consacrées à cet épineux problème) lui aurait montre non seulement les effets pervers du fameux "furet" mais sa mise en cause même dans les langues dont il est issu !
Quand M. Wilmet en arrive aux emplois des tiroirs, une dichotomie domine : GLOBAL / SÉCANT.
Dans tous mes écrits j'ai inlassablement guerroyé contre ce que je considère non seulement comme
une illusion d'optique (et ce y compris dans les langues slaves) mais comme un avatar des gram-
maires descriptives circulairement fondées sur l'extralinguistique et donc au fond faisant l'im-
passe sur la grammaire stricto sensu. Je ne puis reprendre ici des démonstrations que l'on trou-
vera ailleurs mais je tiens néanmoins à faire deux remarques.

La première portera sur le présent dit simple caractérisé comme suit dans l'ouvrage de Marc
Wilmet : 
Temps
PRÉSENT

Aspect
SÉCANT
Sans entrer dans une discussion point par point (qui serait pourtant fort utile et révélatrice) je voudrais faire remarquer que l'énoncé n°8 de la page 342, à savoir :

Je descends au prochain, arrêt est manifestement orienté vers le sujet grammati-
cal (JE parle de JE). Nous sommes ici dans un cas de figure que j'ai beaucoup discuté depuis plus de vingt ans (cf. mon ouvrage publié en 1996 par La TILV : GENÈSE ET DÉVELOPPEMENT D'UNE THÉORIE
LINGUISTIQUE, où je fais l'historique de ma théorie d'analyse). Soit l'énoncé

Je pars demain

La comparaison avec l'anglais confirme le caractère heuristique de la contrastivité inter-
lingue dont j'ai souligné l'importance plus haut.

Dans ce cas précis l'anglais oppose les deux énoncés suivants :

1-1 leave tomorrow

2-1 am leaving tomorrow

Cette double traduction révèle que l'énoncé français de départ est ambigu, ce que montrent les deux analyses suivantes :

soit : l'- je - pars - demain (analyse ternaire)

soit: 2' - je - pars demain (analyse binaire)

Dans (l') l'adverbe DEMAIN représente un choix ouvert (paradigme de possibles : ce soir,

jeudi prochain etc.).


Dans (2'), le même adverbe fait partie du groupe verbal complexe PARTIR DEMAIN, où
DEMAIN représente un choix fermé (je parle de statut thématique dans ce cas). La conséquence de
cette analyse est que l'on voit nettement l'orientation gauche de (2') et, bien entendu, de (2) : 1 AM LEAVING TOMORROW où l'opérateur -ING porte sur le groupe verbal compact LEAVE TOMORROW et non sur le verbe SEUL comme l'affirmait la tradition grammaticale. Je réutiliserai les conclusions que l'on vient de lire lors de la discussion sur l'imparfait qui va suivre.

L'énoncé p. 352 :

Je pars à la retraite dans cinq ans est accompagné du commentaire suivant :

"le processus irréversible est enclenché". Voilà exactement ce que je reproche aux grammaires anglaises que j'ai critiquées : proposer des gloses sémantiques (des paraphrases) en lieu et place d'analyses.

Comme je l'annonçais plus haut, ma deuxième remarque concernera l'imparfait, le
Passé 2 simple de Marc Wilmet.

La combinatoire temps-aspect de ce tiroir se présente de la façon suivante :

Temps
PASSÉ

Aspect
SÉCANT


M. Wilmet distingue deux cas : l'imparfait à dominante temporelle et l'imparfait à dominante
aspectuelle. Il propose au lecteur une liste de 14 énoncés comportant un imparfait (p. 384) qu'il va commenter très succinctement (trop, à mon gré!), non sans avoir rappelé les étiquettes que les grammairiens ont inventées pour distinguer (en fait NOMMER) les différents emplois de ce temps qui fait encore aujourd'hui "courir" les spécialistes : c'est ainsi que l'on a droit à des qualificatifs comme les suivants : imparfait duratif, itératif, onirique, narratif, pittoresque, ludique, mignard (sic), commercial (re-sic) etc. Soit dit entre parenthèses M. Wilmet se laisse aller à faire usage de ces étiquettes pour caractériser les 14 énoncés de son exemplier mais comment peut-il qualifier, par exemple, l'énoncé (33) de duratif ? (il s'agit de " Ce siècle avait deux ans" ! ). Je pourrais réfuter une à une les gloses qu'il propose au bas de la page 384, mais je ne céderai pas à la tentation. Je préfère relever l'énoncé n° 38, qui est une vieille connaissance (voir la critique que j'en faisais récemment, dans le n° 21 de La Tribune Internationale des Langues Vivantes (mai 1997), dans un article intitulé: "La Genèse de l'Enoncé ou les Opérations de Mise en. Discours"). Voici cet énoncé , que l'auteur avait analysé dans un article au titre très éloquent : "Cet Etemel Imparfait" (in Modèles Linguistiques n°IX, fasc. 2 ( 1987 ) :
Galilée soutint que la Terre tournait autour du soleil. (l'italique est due à Marc Wilmet)
La remarque à propos de l'italique n'est pas innocente car la police de caractères est ici révélatrice de la conception traditionnelle de l'imparfait : ce temps concerne LE VERBE ET LE VERBE SEUL ! Or, comme j'en fais la démonstration, entre autres, dans mon FRANÇAIS DÉCHIFFRÉ (1991) et dès 1976 dans ma thèse d'état sur BE+-ING, -AIT porte sur tout le groupe verbal, ici TOURNER AUTOUR DU SOLEIL (à l'évidence Galilée ne soutint pas que LA TERRE TOURNAIT !). On retrouve ici ce qui a été avancé plus haut à propos de l'énoncé anodin au présent : "Je pars demain". Du coup s'éclairent des énoncés tels que le n° 40 : Qu'est-ce que maman a dit qu'on mangeait demain ? à propos duquel l'auteur nous dit qu'il renvoie à "un procès futur" (bas de la page 384). Non, -AIT est un marqueur de thématicité (choix fermé) qui porte sur MANGER DEMAIN et non pas sur MANGER, auquel cas l'énoncé ne pourrait être qu'agrammatical, voire absurde. L'un des énoncés que j'utilise dans LE FRANÇAIS DÉCHIFFRÉ pour étayer ma conception de l'imparfait est un énoncé authentique que j'ai entendu sur France-Inter :

Six mois plus tôt il naissait Italien.

(il s'agit de Bonaparte)

L'imparfait exhibe en surface la structure binaire de la relation prédicative et c'est bien sûr NAÎTRE ITALIEN qui est appliqué au sujet grammatical IL . Un énoncé comme : î7 naquit Italien mais mourut Français relève d'une analyse totalement différente. On s'aperçoit alors que le passé simple et l'imparfait NE PEUVENT S'EXPLIQUER QU'À L'INTÉRIEUR D'UNE THÉORIE GLOBALE DE LA PRÉDICATION.

Les imparfaits que Guillaume qualifiait d'"expressifs" et qui restent tout aussi opaques
chez M. Wilmet relèvent tous de l'analyse de l'imparfait que nous venons d'esquisser Qe lecteur se reportera à nos écrits pour situer cette analyse dans notre grammaire d'opérations). Je pense à des exemples comme les suivants :

Triple anniversaire: il y a cent ans naissait le général; il y a cinquante ans, il lançait son cri d'espoir; il y a vingt ans, il mourait à Colombe.
(p.388)


Où est l'aspect sécant (c'est-à-dire au fond: l'action en cours !) dans le magnifique exemple ci-dessus qui devrait figurer dans toutes les grammaires tellement il permet l'accès à l'invariant de l'imparfait, tout comme cet autre, lui aussi dédié au général De Gaulle :

Le 18 juin 1940, De Gaulle entrait dans l'Histoire. 
dont M. Wilmet se contente de dire qu'il est "pittoresque" (p. 396).

Il faudrait encore parler du fameux train de Guillaume dont on ne sait s'il a déraillé ou pas. L'auteur ne pouvait pas rater ce type d'emploi. On trouve en effet à la page 392 :

Si le mécanicien était manchot, le train déraillait.

On trouvera une analyse détaillée de ce cas dans LE FRANÇAIS DÉCHIFFRÉ. Ce qu'en dit Wilmet
jure dans un ouvrage comme le sien : "Par une sorte de projection visionnaire, un procès avorté
est imaginé dans son déroulement effectif, devançant l'événement qui a manqué se produire".

Du côté des regrets, je signalerai l'absence d'un problème qui me tient à coeur depuis long-
temps et que j'ai un jour utilisé comme introduction à un séminaire de linguistique : je veux parler des couples verbaux Vl à/de V2 (commencer à travailler, obliger à payer us. cesser de fumer, empêcher de dormir, etc.). Le premier chapitre de ma GRAMMAIRE LINGUISTIQUE DE L'ANGLAIS (1982) est consacré à ce problème : Vl TO V2 / VI V2-ING . Je n'ai pas manqué à l'époque d'attirer l'attention des anglicistes sur le fonctionnement parallèle (dans les principes) de Vl à/de V2. Depuis ce problème (côté anglais) a fait l'objet de nombreux travaux dont une excellente thèse de doctorat due à Jean-Pierre Gabilan en 1996. Dans LA GRAMMAIRE CRITIQUE DU FRANÇAIS, cette question n'a fait l'objet que d'allusions très épisodiques (alors que LA GRAMMAIRE DES GRAMMAIRES de Girault Duvivier (édition de 1847) lui accordait plusieurs dizaines de pages! ). Wilmet a manqué là une occasion de mettre en pratique son souci d"interroger les formes" (p. 8). Le DE lien prédicatif de :

Ainsi dit le renard, et flatteurs d'applaudir donne lieu à une remarque sur "les phrases irruptives". C'est peu.

Après ces points de désaccord, je reviens sur l'apport positif de l'ouvrage, qui est très important car il permettra d'ouvrir des portes qui sont trop longtemps restées closes, verrouillées à double tour. L'humour, tantôt bon enfant, tantôt déca-
pant de Marc Wilmet contribuera sans nul doute au renouvellement d'une discipline capitale dans
le cursus scolaire et universitaire. Voici un tout petit échantillon du plaisir qui attend le lecteur de l'ouvrage :
Page 19 : Faisant allusion à la réforme de l'orthographe qui a avorté en 1990, l'auteur cite le cas du pluriel des noms composés : des cache-sexes, des gratte-ciels, un sèche-cheveu/des sèche-cheveux... mais DES PRIE-DIEU. Commentaire : "La grammaire française s'avouait officiellement monothéiste".

Page 461 : Wilmet parle "de l'émoi des bienheureux de l'orthographe, menacés dans leur
cilice".
Page 469 : "La cause mérite une pieuse entourloupette"
Page 285 : "Danielle Leeman-Bouin prend le mors aux dents".
Page 478 : "André Goose monte à la barre".
Page 486 : "Le complément circonstanciel est comme la culture pour Edouard Herriot 'ce qui
reste quand on a tout oublié', le solde des compléments du verbe une fois ôtés".

Et enfin ce mot à propos des inconditionnels du conditionnel (p.289) : "Ce sont les instituteurs taxinomistes du XIXe siècle qui réastiqueront la vieille lune, avec la bénédiction de Girault-Duvivier (1811)."

Je terminerai par un autre point d'accord total avec et la philosophie et le bon sens direct de Marc Wilmet. Il s'agit cette fois de ce que j'appelle "/a preuve en linguistique / grammaire". Voici ce qu'en pense l'auteur de la GTF :

"La linguistique du XXe siècle, dans son aspiration à la rigueur, ne craint pas de se fixer des contraintes que les sciences exactes ont secouées. Elle exige par exemple d'un raisonnement qu'il soit non seulement falsifiable (Popper 1959) - c'est à dire testable (démonstration éventuelle d'impropriété ou d'inefficacité) mais réfutable (démonstration éventuelle de fausseté). A ce compte, la thèse de Popper serait elle-même 'infalsifiable' ! "(p. 304).

Je me contenterai de citer ici, pour manifester concrètement le fait que je rejoins Marc Wilmet sur ce point (comme sur beaucoup d'autres), les propos qu'Agatha Christie met dans la bouche de Hercule Poirot dans THE CLOCKS, et que j'ai placés en exergue de mon chapitre sur "Théorie de l'Evaluation du Modèle ou Théorie de la Preuve" dans GENÈSE ET DÉVELOPPEMENT D'UNE THÉORIE LINGUISTIQUE (La TILV 1996) ;

"To be sure means that when thé right solution is reached, everything falls into place".
Henri Adamczewski

*Marc Wilmet, GRAMMAIRE CRITIQUE DU FRANÇAIS, Hachette/Duculot, 1997.