LA  LANGUE    MATERNELLE

CLE DE  L’APPRENTISSAGE

DES LANGUES  ETRANGERES

 

            L’enseignement des langues  étrangères en France a toujours été et reste encore « un dossier sensible » que l’on rouvre au moins deux fois par an, à la rentrée des classes et au moment d’EXPOLANGUES. En 1981, dans un rapport officiel fracassant, le Professeur  Pierre Bertaux, germaniste éminent à PARIS III, n’avait pas hésité à parler de « désastre ». En 1988, la « Revue des Parents » titrait : ‘Quand enseignera-t-on les langues étrangères ?’(N°234). ‘Langues Vivantes : Morne Paysage’, pouvait-on lire dans une autre publication. « Le Monde de l’Education » de février 1993, après avoir souligné l’importance de la maîtrise des langues dans l’Europe en construction, regrettait que « les jeunes Français restent à la traîne ».  Tout dernièrement (août 1997) les Présidents d’IUFM publiaient  un document où ils stigmatisaient « une inefficacité pragmatique que le corps social ne peut plus tolérer ». « Le Nouvel Observateur », dans son dossier spécial ‘Langues Vivantes » du 10 septembre 1998, croit pouvoir dénoncer « un mal français » et nombreux sont ceux qui voient dans le faible rendement de l’enseignement des langues vivantes une véritable tare nationale ! « Les Français sont-ils sous-doués en langues ? » s’interroge dans un numéro spécial  le périodique ENTREPRISES ET CARRIERES à l'occasion d'EXPOLANGUES 1995. Cette autoflagellation est révélatrice d’un complexe  dont il n’est pas difficile de trouver  la source : à mon avis c’est l’échec devant l’anglais - échec patent même s’il est douloureux pour l’ angliciste que je suis- qui est responsable du sentiment de malaise que nos compatriotes ressentent devant les langues étrangères : si on n’a pas été capable d’assimiler  une langue réputée facile comme l’anglais, comment oserait-on s’attaquer à des langues  bardées de déclinaisons comme l’allemand ou le russe ? Oui, décidément, les Français sont « nuls en langues » , au point que certains d’entre eux  mettent un point d’honneur à se proclamer monolingues, tel ce journaliste très talentueux de France-Inter ! Tout ceci montre à quel point les langues restent des objets mythiques aux yeux du grand public, ce que corroborent d’ailleurs les  méthodes-miracles qui vont de « l’anglais en vingt-cinq leçons » à la méthode-cri du cœur :« Pour en finir avec l’anglais » . Eh bien non, nous ne sommes pas les cancres de l’Europe  en langues , à condition de prendre toute la mesure de l’entreprise « étude d’une langue » et de se donner les atouts nécessaires pour réussir.

            De très nombreux docteurs se sont penchés sur le malade, je veux dire par là que les remèdes à l’inefficacité  du système scolaire  ont été et sont très régulièrement proposés : il faut,  disent les uns , renforcer les horaires de langues (et ils n’ont pas tort car trois heures par semaine  ne fait pas très sérieux). Ce qu’il faut , c’est alléger les effectifs des classes de langues , disent les autres (et ils ont parfaitement raison  car le temps de parole de chaque élève dépend bien évidemment de l’effectif de la classe et une classe d’anglais ou d’espagnol n’a rien a voir avec une classe de géographie). Les remèdes mis en avant pour améliorer l’état de choses existant ne s’arrêtent pas là : il y a les séjours linguistiques, les assistants étrangers, l’échange de professeurs, les laboratoires de langues,  l’enseignement d’une ou de deux matières du programme par un professeur « natif »sans parler de ceux qui misent sur un enseignement précoce pour abattre la barrière des langues.   Tout cela est bel et bon  mais ne me semble pas toucher à la racine du mal. Les causes du déficit en matière de langues étrangères sont plus profondes et plus subtiles. Voilà plus de vingt ans que je m’évertue à  répéter que la cause principale des déboires  dans l’enseignement des langues réside dans le fait que l’enseignement reçu à l’école primaire ne prépare pas les élèves à aborder les langues, en d’autres termes que  c’est l’état d’impréparation des élèves aux langues qui est le principal responsable des carences  que l’on déplore unanimement.

Expliquons-nous : ce que je veux dire , c’est que la façon dont le français est présenté à l’école érige une barrière infranchissable entre notre langue (ce que j’appellerai dorénavant la L1) et les autres langues de la planète (L2, L3 etc.). La grammaire du français telle qu’on l’enseigne dans nos écoles enferme l’élève dans un carcan dont il aura le plus grand mal à se défaire . En d’autres termes on fait de la langue maternelle une forteresse protégée par une véritable muraille de Chine , bref une langue PAS COMME LES AUTRES . Le lecteur comprendra ce que je veux dire dès lors que j’aurai précisé  mon point de vue concernant la grammaire scolaire. Je maintiens que la grammaire (ce que l’on entend abusivement par grammaire !) que l’on distille à nos enfants opacifie le fonctionnement de notre langue maternelle  d’une part parce que c’est  une grammaire « bric à brac » pour reprendre le mot d’André Chervel dans son « Histoire de la Grammaire Scolaire »(Payot 1977), c’est à dire « une rhapsodie de sujets mis bout à bout » (Marc Wilmet : « Grammaire Critique du Français », Duculot 1998) et d’autre part parce qu’elle est totalement au service de l’orthographe et de ce fait accorde une place exorbitante à des règles orthographiques  spécifiques au français , des règles ad hoc (voir l’accord du participe passé avec ‘avoir’) qui n’ont aucune justification linguistique et dont la portée  se limite à la correction orthographique.

Comme je vais tenter de le démontrer dans la suite de mon propos, cette grammaire anesthésie toute possibilité de compréhension des mécanismes du langage et, en conséquence , va donner de L1 une image chaotique qui va faire écran à l’acquisition d’autres langues. Or, NOTRE L1 EST NOTRE UNIQUE ACCES AU LANGAGE ET AUX PRINCIPES DE FONCTIONNEMENT DES LANGUES. L’absence de cette dimension dans notre système scolaire représente une lacune culturelle non-perçue par le public cultivé mais dont les effets sont désastreux pour la culture générale de la société  , cela va sans dire, et tout particulièrement pour l’enseignement des langues étrangères  qui , sournoisement, se trouve être ni plus ni moins qu’une sorte de colin-maillard institutionnalisé. Dans ces conditions la seule ressource  est un apprentissage strictement MEMORIEL  fait de la juxtaposition désordonnée de problèmes ou de pseudo-problèmes  qui renverront à ceux relevés dans la grammaire brouillée de L1. Privés littéralement de boussole , les apprenants de tous âges en seront réduits à «  apprendre comme des bêtes, sans l’intelligence du système » : ce jugement que Kyril Ryjik  portait sur l’étude du chinois (« L’Idiot Chinois , Vol . 1 , Payot 1993  )  s’applique parfaitement  à l’apprentissage des langues en général .Dès 1970, dans « Les Bases de l’Anglais » (ed. Armand Colin , Collection U2) , alors que le tout audio-visuel  et la vogue des exercices structuraux  occupaient le terrain, j’appelais les candidats à l’anglais à « apprendre les yeux ouverts », c’est à dire à exiger un guidage systématique de l’apprentissage (une progression explicite, des explications sur le pourquoi des exercices, une présentation raisonnée de la grammaire dans un esprit de contrastivité etc.). Je reprenais ces idées dans un article de 1975 : « Le Montage d’une Grammaire Seconde » (LANGAGES N° 39) où j’insistais sur l’importance d’une prise de conscience de la grammaire de L1 dans le processus d’apprentissage de L2. Mais comme nul n’est prophète en son pays, il faudra attendre 1984 et les écrits d’Eric Hawkins pour que la LANGUAGE-AWARENESS  soit reconnue comme une dimension capitale dans l’étude des langues.

  Première Partie :

            L’image brouillée de L1, handicap majeur  à un apprentissage réussi de L2 :

  Je me propose dans cette première partie de montrer  les conséquences néfastes de la présentation traditionnelle de la grammaire du français.

La grammaire scolaire telle qu’on la pratique depuis des décennies aboutit à une  conception ethnique des langues. Grammaire autarcique, repliée sur elle-même, elle fait du français une langue à part, avec des règles du jeu  qui n’ouvrent aucune perspective sur le langage puisqu’elles ne concernent que des aspects très particuliers du français, prioritairement liés à l’orthographe , donc au français écrit , qui est devenu le modèle unique de la grammaire. La grammaire orale , qui a ses règles propres et qui pourrait servir de tremplin à une prise de conscience du fonctionnement systématique des langues en général, est passée sous silence. De ce fait les jeunes Français passeront des mois ou des années sur l’accord des participes passés avec « être » ou « avoir » (sans parler des verbes pronominaux !)  et ne sauront rien par exemple du rôle capital des consonnes finales dans l’organisation de leur parler de tous les jours :

            vDr / vDrt          grS / grSd        blS  /blSG

            ekri /ekriv        fini / finis           rBswa /  rBswav     etc. 

Une conséquence cocasse de cet impérialisme de l’écrit se manifeste dans les abécédaires destinés aux très jeunes enfants. Qui n’a pas été troublé par les exemples de mots qui sont censés illustrer les différents lettres de l’alphabet ? C’est ainsi que la lettre A  est  « représentée » par …AUTOMOBILE  et que la lettre O renvoie à l’image et au mot écrit OURS ! On pourra lire dans CAROLINE GRAMMAIRIENNE EN HERBE ( Presses de la Sorbonne Nouvelle 1995)  les pages que je consacre à cette initiation aberrante à notre langue proposée aux jeunes générations.

Ce n’est pas tout. Nous devons à l’enseignement reçu à l’école , dès le primaire, une conception parcellaire de la grammaire qui nous accompagnera toute notre vie. Interrogez l’homme de la rue sur  ce point et il vous répondra sans hésiter que la grammaire c’est avant tout  des accords orthographiques (savoir distinguer une infinitif en –ER d’un participe passé en –é ( ce qui ne vous empêchera pas de lire sur la porte de tel magasin : FERMER JUSQU'A 2 HEURES !) ; des pluriels irréguliers : bijoux, cailloux , hiboux etc. ou cheval/chevaux …., des verbes « impossibles » à conjuguer : moudre, coudre…, la conjugaison aux différents temps (on s’en souvient pour avoir eu droit aux seize temps du verbe « bavarder ») , plus une bonne douzaine de termes du type : article, nom commun, sujet, complément, proposition principale ou subordonnée etc. Votre interlocuteur aura du mal à vous suivre si vous lui dites que pour vous la grammaire c’est l’ensemble des principes ou des mécanismes qui permettent aux humains de construire spontanément  les « phrases » dont ils ont besoin à un moment donné !

Problèmes d’orthographe, notions de morphologie nominale ou verbale, nomenclature propre à l’analyse dite grammaticale ou logique – voilà au mieux  l’image qui reste dans les esprits, sans parler de l’ennui engendré par une grammaire inerte et tautologique. Si vous poussiez un peu plus loin vos investigations et que vous demandiez par exemple à quoi servent les fameux accords adjectif-nom ou sujet-verbe, par exemple ? La réponse est toute simple mais confondante : « c’est pour ne pas faire de fautes ! ». C’est que le français ne montre pas de façon directe la cohésion  sujet-verbe par exemple  (et le français oral s’en moque éperdûment ):

      Les  jeunes parlent français entre eux.

Il faut savoir que l’accord jeunes/parlent se fait au niveau très abstrait de la pluralité : un –S pour les noms et –ENT pour les verbes . Dans des langues comme l’hébreu ou le turc  l’accord en question apparaîtrait immédiatement comme un moyen de signaler LA COHESION  entre l’élément nominal et l’élément verbal. Qu’on en juge :

       YeladIM  medaberIM ivrit (les jeunes parlent hébreu)

       FransizLAR konusuyorLAR fransizca (les Français parlent français)

  La stérilité de l’analyse grammaticale  traditionnelle  saute aux yeux dès que l’on prend la peine …d’analyser les faits en présence . Que nous dit-on à propos de l’article dans LA PORTE ? LA : article défini, se rapporte à PORTE, féminin singulier .Comment donner une idée de l’extraordinaire  rôle du petit mot LA avec ce genre d’ »analyse » ? Déjà la dénomination « article défini » est plus qu’ambiguë : elle est bel et bien fausse puisque c’est le nom PORTE qui est justement « défini » par LA, plus exactement par la particule L- commune à L-e, L-a et L-es (c’est le –a qui signale que PORTE est féminin singulier). Imaginons un instant l’expression LA PORTE ! que l’on entend dans le métro ou l’autobus aux heures d’affluence. L’article LA (plus exactement le L- )  signale qu’il s’agit d’une porte que tous les passagers connaissent , qu’il s’agit donc d’une porte surdéterminée …dans la tête des présents  seulement , car il n’existe pas d’objet LA PORTE dans le monde réel. L’opérateur LA est donc l’indice d’une opération très abstraite qui nous renseigne sur le fonctionnement du français, et par delà notre langue, sur la présence dans les langues humaines de mots remarquables qui n’ont rien à voir avec les objets du monde extralinguistique (le réel). Une telle approche nous permettra de comprendre la fonction d’autres « petits mots » de cette nature BIEN ou NE en français , DO en anglais etc.

 

            La grammaire scolaire en usage  entraîne plus ou moins explicitement une conception linéaire de l’énoncé qui va donner aux élèves l’impression (fausse !) que les phrases se construisent  en juxtaposant des mots de gauche à droite avec de temps en temps des contraintes d’ordre purement orthographique. Cette façon de se représenter la fabrication des phrases , un mot en entraînant un autre, dans un ordre typiquement rivarolien : sujet-verbe-complément , se révélera  très embarrassante dès que l’on abordera une langue qui ne correspondra pas au schéma SVO, l’allemand  ou le turc par exemple. On dira alors que les usagers de ces langues parlent « à l’envers » ! Il existe pourtant des moyens fort simples de montrer que  le français est loin de se conformer au corset rivarolien. Prenons l’énoncé suivant :

            Il doit avoir faim

Il n’est pas nécessaire d’être docteur en linguistique pour  voir qu’il est impossible d’appréhender ce petit énoncé linéairement : DOIT , malgré le fait qu’il s’accorde grammaticalement avec le pronom IL , n’a rien à voir avec le sujet IL. DOIT  est l’expression d’un jugement que moi énonciateur (auteur de cette phrase) je porte sur la relation IL/AVOIR FAIM. Ce que je veux dire c’est qu’il est probable que, vu les circonstances, « IL » a faim. L’énoncé n’est donc absolument pas linéaire puisque le mot N° 2  , à savoir DOIT, s’est placé entre les deux membres de la relation sur laquelle il porte ! L’anglais , dont on dit souvent pis que pendre, va présenter une logique supérieure à celle du français puisqu’il dispose d’un MUST invariable (pas d’accord avec le sujet) pour traduire notre DOIT :

            He must be hungry

Prenons un autre exemple très simple :

            Je ne connais pas Beijing

La grammaire traditionnelle, qui ignore tout de la construction secrète des énoncés (voir infra) dira sans la moindre hésitation que la négation NE..PAS porte sur le verbe CONNAIS. OR il n’en est rien : ce qui est négativé en l’occurrence c’est la mise en relation de JE et de CONNAÎTRE BEIJING ! Voilà encore un cas où une conception naïve de la construction des énoncés nous mène droit dans le mur. Les lecteurs de cet article qui connaissent l’allemand ne seront nullement surpris par mon analyse puisqu’en allemand on dira :

            Ich kenne Beijing nicht

Avec le négateur NICHT en fin d’énoncé , signalant qu’il porte sur tout ce qui précède. L’anglais , lui, va procéder autrement parce qu’il est la seule des trois langues à disposer d’un indice spécial  représentant le lien abstrait  entre le sujet et le groupe verbal : je veux parler de l’opérateur DO qui est toujours une source de surprise pour les débutants (et pour les grammairiens !) :

            I do not know Beijing

Ici NOT , le négateur, porte sur DO , ce qui signifie qu’il n’y a pas de lien entre le sujet « I » et le groupe verbal « KNOW BEIJING ».

            Les trois graves lacunes de la grammaire courante, celle que chacun de nous  a reçue pour ainsi dire en héritage, vont  entraîner  des conséquences  d’une portée incalculable pour l’affaire qui nous intéresse ici, à savoir l’apprentissage des langues étrangères. Les candidats à L2 ou L3 vont affronter ces langues avec une image totalement fausse du fonctionnement du langage .Ce qui est sûr c’est qu’il  partiront à la conquête d’une autre langue sans avoir la moindre idée du fait   que tout énoncé est nécessairement le résultat d’opérations de mise en forme préalables à son émission. On va donc aborder l’étude de L2 avec l’idée implicite qu’il s’agit d’un appariement de suites verbales données avec des situations , c’est à dire une sorte de dictionnaire de phrases correspondant à tel ou tel cas de figure. La « méthode directe » prônée par les instructions ministérielles des années 50 ou « l’immersion totale »  proposée par des boîtes à langues depuis un certain temps  sont en fait des avatars de cette absence de conception de la fabrication des énoncés , c’est à dire tout simplement   de l’absence  de quelque idée que ce soit du fonctionnement des langues humaines.

Un autre corollaire de la grammaire  scolaire  est une sous-estimation grossière du processus d’acquisition de la langue maternelle : l’exploit de l’enfant « perceur de code »  a complètement échappé à l’idéologie simpliste qui sous-tend l’enseignement grammatical couramment dispensé. L’idée-reçue tenace selon laquelle l’enfant apprend sa langue maternelle à force de répéter ce que dit son entourage ne cédera que le jour où toute la problématique du langage sera renouvelée de fond en comble : ce changement de paradigme, pour reprendre une formulation d’Hubert Reeves, rendra justice à l’enfant  qui ,en un temps record , parvient à construire une grammaire  capable de forger des énoncés inédits appropriés aux situations les plus diverses. Le sous-titre de l’ouvrage que j’ai dédié à ma petite –fille : CAROLINE GRAMMAIRIENNE EN HERBE , exprime en clair ma thèse : « Comment Les Enfants Inventent leur Langue Maternelle ». J’ai plaisir à citer cette phrase de Steve PINKER  dans « The Language Instinct » (Ed. Penguin, 1994) : « A three-year old is a grammatical genius » (« tout enfant de trois ans est un grammairien de génie »).

Les  conséquences néfastes de la grammaire que je critique ne s’arrêtent pas là. Cette conception des choses de la langue interdit toute idée d’organisation systématique des éléments constitutifs de L1 .La juxtaposition aléatoire de pseudo-problèmes mis bout à bout ne saurait constituer une grammaire : ce  n’est alors qu’une suite de fragments dénués de sens (« meaningless fragments »). Cette conception de la grammaire-catalogue a malheureusement inspiré les grammaires des langues en général, ce qui fait que l’apprenant est pris au piège  pendant toute sa scolarité, voire au delà. Afin que le lecteur ne me prenne pas pour un iconoclaste  qui trouve plaisir à « démolir » le savoir établi, je lui offre la réflexion  d’une grammairienne que je n’ai jamais rencontrée ni influencée,  à propos de la situation dans laquelle se retrouve un élève de sixième abordant une L2 :

            « L’élève a dans la tête un fatras d’étiquettes qui ne sont pour la plupart que des coquilles creuses, dépourvues de signifiés consistants, sur lesquels on fait rarement le point quand on aborde une langue étrangère. »(…) Privé de guidage vigoureux, de repères et d’instruments descriptifs et explicatifs adéquats, il BRICOLE son propre système de règles, à l’aide d’outils cognitifs à sa disposition (analogie, généralisation) ».(Christiane Bourguignon : « Vers une Pédagogie intégrée de la Grammaire de la Langue Maternelle et en Langue Etrangère » in LIDIL, revue de l’Université de Grenoble III, numéro spécial : « La Grammaire à quoi ça sert » 1995).

J’ai déjà dit que les grammaires des langues étrangères  reflétaient dans leur grande majorité l’image de la grammaire scolaire du français .Il intéressera le lecteur néanmoins d’apprendre que le passage de relais entre la grammaire descriptive  que je critique et la grammaire explicative que j’appelle de mes vœux  s’est effectué plus tôt et plus vite dans le cas de l’anglais, de l’allemand ou du russe que dans celui du français. Ceci signifie en clair que les résultats de la recherche linguistique (qui est en grande effervescence depuis  une trentaine d’années) ont pu pénétrer dans l’enseignement des langues   par le biais de l’enseignement universitaire alors que le bastion du français commence seulement à connaître les premiers coups de boutoir de la recherche (voir par exemple la « Grammaire Critique du Français » de Marc Wilmet , parue en 1998 qui est à la fois un réquisitoire implacable de la grammaire scolaire et une présentation renouvelée du fonctionnement de notre langue).Je viens d’opposer « grammaire explicative » à « grammaire descriptive » et il m’appartient d’expliciter cette opposition.

La grammaire scolaire est DESCRIPTIVE en ce sens qu’elle décrit ce que l’on voit, c’est à dire l’énoncé dans sa linéarité. Elle se contente de CONSTATER   que dans tel cas  on emploie tel élément ou tel temps alors que dans d’autres cas de figure c’est un autre élément ou un autre temps (ou mode) qui s’impose . Par exemple des verbes comme INCITER ou INVITER sont suivis de la particule « à » alors que ACCEPTER , REFUSER ou EMPÊCHER exigent la particule DE (*EMPÊCHER à TRAVAILLER est impossible). La grammaire descriptive donnera donc la liste des verbes suivis de « à » et la liste des verbes suivis de « de » SANS SE POSER DE QUESTIONS SUR LE POURQUOI DE CET ETAT DE CHOSES. Une grammaire explicative , comme son nom l’indique, cherchera à donner une explication cohérente  des « événements » grammaticaux  et  ne se satisfera pas des constatations gratuites du point de vue descriptiviste ( il faut bien se rendre compte qu’il s’agit de deux étapes de la pensée grammaticale et non pas d’un choix de méthode contemporain). Le lecteur trouvera dans l’introduction aux « Clés de la Grammaire Anglaise » (Armand Colin 1993)  une série de questions  concernant les grammaires du français et de l’anglais qui éclaireront sa lanterne. Citons quelques unes des questions concernant le français :

            - Pourquoi « à » passe-t-il à « de » dans des cas tels que : On l’a obligé à ouvrir le coffre-fort / le caissier a bien été obligé d’ouvrir le coffre-fort.

            - Pourquoi l’imparfait, que les grammaires nous présentent comme DURATIF, est-il à même de traduire aussi des actions extrêmement ponctuelles : A 6h39 la bombe explosait.

            - Pourquoi a-t-on le subjonctif après des verbes comme SOUHAITER ou DOUTER, et l’indicatif après CROIRE ou ESPERER ?

            - Pourquoi certains verbes ou certaines conjonctions(avant que, à moins que) provoquent-elles l’apparition d’un NE intempestif (pudiquement appelé EXPLETIF !) avant le verbe qui suit : j’ai peur qu’il ne tombe ; à moins qu’ils ne dorment déjà. Etc. (Les Clés, p.7).

J’aimerais que les choses soient claires : il n’entre pas dans mes intentions d’accabler la grammaire en usage pour le plaisir : ce que je demande c’est qu’on prenne en compte les résultats de la recherche grammaticale des cinquante dernières années et qu’on abandonne un modèle grammatical QUI A FAIT SON TEMPS  et qui fait obstacle- on le sait maintenant- à une appréhension correcte du langage et des langues, à commencer par la langue maternelle. Le citoyen du XXIème siècle dont l’un des maîtres-mots sera « communication » devra changer d’épistémé, abandonner une conception des langues qui mêle sans vergogne les choses de la langue et les objets extralinguistiques et qui oblitère ce faisant  le fait capital que tout énoncé est un message chiffré envoyé à un destinataire qui , s’il parle la même langue, dispose des clés nécessaires au déchiffrement de ce message. On trouve dans « La Grammaire Générale et Raisonnée » publiée en …1660 une définition du fonctionnement du langage qui surprend par sa modernité :

            « Cette invention merveilleuse de composer de 25 ou 30 sons cette infinie variété de mots qui, n’ayant rien de semblable en eux-mêmes à ce qui se passe dans notre esprit, ne laissent pas d’en découvrir aux autres le secret, et de faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer, tout ce que nous concevons, et tous les divers mouvements de notre âme » (cité par J.CL.Chevalier dans son « Histoire de la Grammaire Française » (Que sais-je ? PUF 1994)).

            L’idée que l’apprentissage de L2 doit être avant tout la construction d’une grammaire GR2 aussi systématique et aussi efficace que GR1  aura du mal à se frayer un chemin chez les candidats à L2 tant qu’on ne leur aura pas ouvert les yeux sur l’extraordinaire organisation sui sous-tend les langues. Ces candidats aux langues- qu’ils soient en 6ème ou qu’ils abordent une langue plus tard- ne savent pas ce qui les attend. Ils se lancent dans une aventure semée d’embûches, complètement démunis, non-armés pour affronter  les obstacles qu’ils ne manqueront pas de rencontrer sur leur chemin. Je pourrais résumer tout ce que j’ai dit jusqu’ici  de la façon suivante :

            AVANT D’ABORDER UNE L2 IL FAUT QUE L1 CESSE D’ÊTRE UNE LANGUE ETRANGERE. 

Deuxième partie 

POUR METTRE FIN AU COLIN-MAILLARD : 

            Le français n’est pas une langue à part : il présente une architecture qui est celle des langues humaines en général, c’est à dire un système phonologique ( 36 phonèmes ordonnés par une belle géométrie), des opérations de construction (syntaxe ou grammaire de la phrase) et un lexique (un ensemble de signes répartis en parties du discours : les noms, les verbes , les adjectifs etc.).Tout comme les autres langues, le français est un ensemble de sous-systèmes  organisés selon un schéma commun, ce qui signifie en clair qu’un nombre très réduit de principes structurent  l’ensemble de la machine grammaticale qui est l’âme de la langue. J’ai  montré dans « Caroline Grammairienne en Herbe » que cette propriété des langues  d’utiliser LE MÊME PRINCIPE pour échafauder les  différents sous-ensembles de leur édifice grammatical – ce que j’ai appelé le PRINCIPE DE CYCLICITE -  permettait d’expliquer la rapidité du processus d’acquisition de la langue maternelle  par l’enfant. Ce dernier n’a pas à découvrir tour à tour les différents rouages de sa L1 car les langues sont ainsi faites que la découverte d’UNE application du principe entraîne celle du système tout entier. C’est ainsi que l’on peut démontrer que l’opposition un(e)/l-e, l-a correspond   au même principe organisateur que l’opposition à/de, que les couples voici / voilà, ce…-ci et ce…-là etc. Le principe en question est d’une simplicité remarquable : on pourrait le résumer par l’opposition CHOIX OUVERT / CHOIX FERME, ce qui signifie que le premier élément des couples cités plus haut laisse ouvert le champ des possibles ( se mettre à apprendre une langue), alors que le deuxième élément signale la fermeture des choix (en d’autres termes le fait que le choix a DEJA été effectué) : cesser de fumer, empêcher de travailler…On verra plus loin que le même principe détermine la valeur invariante (unique, fondamentale) des deux éléments du couple passé simple / imparfait .

Je suis obligé de dire à mon lecteur que l’on retrouve le même principe en anglais , ce qui le surprendra peut-être. Vais-je le rassurer si je lui dis que bien d’autres langues exhibent le même type d’organisation ?

On constate que toutes les langues ont à résoudre pour assurer leur bon fonctionnement des problèmes qui sont propres à l’humaine condition : opérations de mise en relation (adjectif et nom ; nom et verbe ou groupe verbal ; problèmes de linéarisation  des éléments ultimes de l’énoncé (ordre des mots) ; signalisation de la définitude soit au moyen d’un article spécialisé (LE, LA, LES  en français, THE en anglais) soit  en utilisant un ordre des mots particulier (polonais, russe) ; système d’anaphorisation (recours aux pronoms) ; modalisation de la relation  grâce à un système de verbes modaux (devoir, pouvoir etc)  de plus ou moins grande lisibilité (voir les modaux anglais qui présentent une organisation remarquable) ; l’opposition assertion/non-assertion qui régit le couple indicatif/subjonctif etc,etc.

Après ces généralités-  inévitables si l’on veut être compris - il est grand temps de passer à des exemples concrets relatifs au français, susceptibles de favoriser cette « language-awareness »  seule capable de nous permettre d’apprendre les langues « les yeux ouverts ».

            La voie d’accès royale  à la prise de conscience du caractère systématique des langues

passe par la phonologie, c’est à dire l’étude de l’organisation des sons distinctifs, les phonèmes. Chaque langue dispose d’un nombre déterminé de ces phonèmes, : le français compte 36  unités phonématiques, SEIZE voyelles et 20 consonnes .Si j’ai écrit 16 en capitales, c’est parce que la plupart de nos compatriotes sont persuadés que leur L1 ne compte que CINQ voyelles, à savoir : a, e, i, o, u . Il faut qu’ils apprennent une fois pour toutes que les cinq voyelles qu’ils égrènent sur les cinq doigts de leur main représentent les cinq voyelles du latin et qu’elles correspondent aux cinq signes ECRITS  qui nous permettent de transcrire les 16 voyelles du système phonologique français. Ce qu’il faut se hâter d’ajouter c’est que l’écrit MASQUE LA BELLE GEOMETRIE de notre système vocalique que voici :

            12 voyelles orales                                              4 voyelles nasales

i                 y                u                R

e                 ø                 o                T

D                  œ               C                 X           

a                  B                          A                 S

 

   Voici des exemples pour illustrer les voyelles orales ci-dessus (les transcriptions phonétiques en alphabet international sont données entre crochets) :

Mille /mil/ - mule /myl/ - moule /mul/

Mai /me/ -   meule / møl/ -     môle /mol/

Mêle /mDl/ - meurt /mœr/ -    molle /mCl/

Malle /mal/ - mener /mBne/ - mâle /mAl/

On a pu remarquer que le cadre m – l  n’a rien donné dans trois cas sur douze.

Voici des exemples de motsqui ne se distinguent que par la voyelle nasale qu’ils contiennent :

            Sein ; son ; sang  ou encore : sain, sont, sans.

La nasale de UN n’apparaît pratiquement pas en opposition avec les trois autres : son faible rendement distinctif explique que 5O% des Français prononcent « lindi » pour « lundi », « empreint » pour « emprunt » etc.

Le lecteur pourra jouer avec les phonèmes vocaliques dans d’autres cadres consonnantiques : bile, bulle, boule etc.

Le locuteur français n’a pas conscience de la belle grille présentée plus haut et persiste à croire qu’il n’y a que cinq voyelles dans sa langue. Je me souviens de la panique que j’ai provoquée un jour dans une Ecole Normale d’Instituteurs de la place de Paris lorsque j’ai dit que le français disposait de seize voyelles. Faites l’expérience dans votre entourage et vous verrez !

Cinq ou seize , le problème n’est pas dans les chiffres. Ce qui importe c’est de toucher du doigt L’ORGANISATION SYSTEMATIQUE  qui ordonne le français oral : cette organisation constitue UN HUBLOT d’où nous pouvons observer une des facettes de notre langue (mais toutes les langues sans exception sont construites tout aussi systématiquement, même l’anglais qui a la réputation d’être une langue chaotique ).

L’apprenant se complique la tâche s’il n’a aucune idée des  traits phonétiques que telle ou telle langue érige en signaux pour élaborer son stock lexical (voir bile, bulle, boule…).Par exemple le français s’est créé une deuxième série de voyelles d’avant (celles que l’on trouve dans  mule, meule et meurt qui ne se distingue des voyelles de la première série que par un arrondissement des lèvres , qui correspond à une bémolisation du point de vue acoustique ; en clair, le /y/ de MULE est un /i/ bémolisé, il en va de même pour la voyelle de MEULE, ou de FEU par rapport à MÊLE et FEE( on aura noté qu’UN seul trait distinctif- ici la bémolisation- a généré TROIS voyelles distinctes).

Le système consonnantique français distingue  des consonnes sonores et des consonnes sourdes .La distinction SONORE/sourd (vibration ou absence de vibrations des cordes vocales) génère plus de la moitié de nos consonnes :

Consonnes sonores :  b  d  g  v  z   F

Consonnes sourdes :  p  t   k  f   s   G

(d’où les couples bière/pierre, daim/teint, gant/Caen etc.).

L’anglais présente grosso modo le même schéma mais du point de vue strictement phonétique la langue anglaise utilise deux variétés de consonnes occlusives p, t et k .La consonne initiale de KILL est une consonne expirée (suivie d’un souffle), ce qui n’est pas le cas de la deuxième consonne du mot SKILL où on trouve un K à la française (même chose pour TILL/STILL et PILL/SPILL). Cependant il faut bien noter que suivi d’un souffle ou pas  il n’existe qu’un seul PHONEME /P /, un seul phonème /T/ et un seul phonème /K/, ce qui signifie que la présence d’un souffle ne joue pas de rôle distinctif en anglais. En chinois , par contre, cette distinction (présence ou absence de souffle) est d’une extrême importance puisqu’elle  génère toute une série d’oppositions pertinentes :

Consonnes non expirées :   b   d   g   z  zh   j

Consonnes expirées        :  p    t    k   c  ch  q   (attention la transcription est en pinyin !).

Quelle conclusion tirer de ce petit détour par l’anglais et le chinois : apprendre une L2 les yeux ouverts exige une certaine idée de l’organisation phonologique des langues, à commencer  par celle de la langue maternelle, notre seul accès aux phénomènes constitutifs du langage. Il ne suffit pas (mais c’est ce qui se fait hélas couramment) que la prononciation de telle « lettre » de L2 diffère phonétiquement d’une unité phonétique de L1, encore faut-il nous donner les clés du système pour permettre un apprentissage raisonné de L2.

            Après cette incursion dans la phonologie , je vous invite à une promenade  dans le domaine des constructions et des formes grammaticales (mais n’oublions pas que la phonologie fait partie intégrante  de la grammaire d’une langue puisqu’il s’agit de l’organisation des sons distinctifs à partir desquels tous les mots de la langue sont construits).Comme le temps et la place nous sont comptés, nous  nous limiterons à quelques points particulièrement révélateurs du fonctionnement de notre L1.

Nous avons déjà fait connaissance du couple à/de dans les constructions V1V2 (V= verbe).En français  on se met à travailler mais on cesse de fumer : l’inversion de nos deux « prépositions » donnerait un résultat inacceptable, agrammatical. A et DE jouent un rôle qui est loin d’être banal , rôle dont nos grammaires ne soufflent mot, alors qu’il est révélateur des opérations secrètes qui précèdent toute mise en discours (toute construction d’énoncé). Dans « le Français Déchiffré » (1991), je les ai appelés des CLIGNOTANTS, voulant dire par là que A signale un choix ouvert A DROITE alors que DE  clignote A GAUCHE, le choix du verbe de droite (V2) étant chose faite (choix fermé). Chacun d’entre vous peut vérifier ce fonctionnement qui ne serait qu’un jeu sans grande portée SI , d’une part, on ne le retrouvait pas dans d’autres parties de la grammaire du français , et si d’autre part on ne trouvait pas , dans d’autres langues, un jeu similaire. Commençons par une brève incursion dans la langue de nos voisins : en italien les particules DA et DI fonctionnent de la même façon que A et DE. De l’autre côté de la Manche, en anglais, on a une opposition basée sur le même principe et qui est V1 to V2 / V1 V2-ING (d’un côté « I don’t want to lose my job » (je ne veux pas perdre mon emploi) , et de l’autre : « You risk losing your job » (vous risquez de perdre votre poste ». (pour une explication exhaustive , on se reportera aux « Clés de la Grammaire Anglaise » ou à « Déchiffrer la grammaire  Anglaise » (Didier 1996)).

Revenons au français. L’opposition CHOIX OUVERT/ CHOIX FERME  va nous permettre le comprendre le fonctionnement des articles, ces petits mots à l’aspect tout anodin qui cachent des opérations d’une abstraction difficile à concevoir pour quelqu’un qui a été nourri  de grammaire  scolaire. UN et UNE signalent un choix ouvert (comme A) et les articles LE, LA, LES sont l’indice d’un choix fermé (qui est à l’origine du qualificatif DEFINI). Nous avons vu qu'en réalité c'est le L- de ces trois articles qui codait la fermeture du choix. Nous sommes en train de nous apercevoir que notre L1 est un extraordinaire procédé de chiffrement et qu’elle comporte en son sein, à côté de mots lexicaux tels que « ordinateur », « table » ou chaise » , qui semblent renvoyer à des objets du monde, tout un ensemble d’indices, de repères qui représentent en quelque sorte la METALANGUE NATURELLE qui permet au français de fonctionner comme langue. Ce qui est remarquable c’est que ces indices forment des couples ordonnés du type 

Choix ouvert :  à, un(e)…

Choix fermé :  de,  L-…

On passera très vite sur deux mots grammaticaux dont on ne dit pas grand’ chose dans nos traités de grammaire dits classiques : BIEN et NE.

A quoi peut bien servir le BIEN que l’on trouve par exemple dans :

            Vous habitez bien au 10 de la rue des Clignettes ?

On rencontre le même opérateur dans :

            On achève bien les chevaux (titre de film) ou dans ce titre de France-Soir des années 70 : Brezniew est bien malade.

Dans ce dernier énoncé il s’agissait de confirmer l’exactitude de l’information  selon laquelle Brezniew était malade (que sa non-apparition au Kremlin n’était pas une maladie diplomatique). Le titre du journal cité ne pouvait avoir que ce sens-là : il n’était absolument pas question du BIEN renforçateur , auquel cas on aurait annoncé que Brezniew était TRES malade, gravement malade. Alors , quel rôle grammatical joue le BIEN qui nous intéresse ici ? Sa raison d’être est de confirmer la justesse de la relation BREZNIEW/ ETRE MALADE, considérée comme préconstruite, présupposée. On n’est pas très éloigné dans ce cas là du rôle de DO en anglais (Voir ma « Grammaire Linguistique de l’Anglais » -Armand Colin 1983, et les suivantes : » Les Clés » 1993 et « Déchiffrer la Grammaire Anglaise » 1996, ces deux derniers ouvrages  faits en collaboration avec Jean-Pierre Gabilan). La conclusion de ce rapide examen d’un morphème remarquable (mais bien peu remarqué !) de la grammaire du français, c’est qu’il existe des indices pour montrer à quel type de relation on a affaire : entre « il regarde la télévision «  et « il regarde bien la télévision, lui » il y a un monde.

Venons-en à un mot « honteux » de notre grammaire : je dis « honteux » car les grammairiens n’ont rien trouvé de mieux que de dire que ce mot ne servait à …rien ! C’est bien le sens du mot EXPLETIF ?Dans un énoncé comme :

            J’ai peur qu’il NE rate son train

Le NE n’a rien de négatif, tout le monde en est d’accord. Mais quelle est la raison d’être de ce mot intempestif dont l’emploi, si l’on en croit les grammaires les plus complètes, est limité à des contextes bien précis : on emploie NE après les verbes de crainte, nous dit-on  et on est bien obligé d’ajouter qu’il apparaît également après des verbes comme EVITER, EMPECHER ou des conjonctions comme AVANT QUE ou A MOINS QUE. Diable ! Qu’y a-t-il donc de commun entre les verbes de crainte et AVANT QUE ? Voilà la question incontournable devant l’émergence de ce traceur d’opération : je n’en dirai pas plus , désireux que je suis de ne pas gâcher le plaisir de mon lecteur.

 

Je terminerai ce voyage  grammatical par une démonstration du fonctionnement de deux temps grammaticaux du français : le passé simple et l’imparfait, ce couple infernal qui a désespéré bien des grammairiens et confondu des générations de Français, surtout s’il leur prenait l’envie de chercher des formes correspondantes (plus ou moins) dans les langues qu’ils étudiaient. Pour l’écolier français comme pour le Français moyen les choses sont claires :

Le passé simple s’emploie pour les actions soudaines et brèves et l’imparfait, lui, exprime des actions d’une certaine durée et non-achevées. Malheureusement pour eux l’inverse peut se révéler vrai, qu’on en juge :

            -La Reine Victoria régna sur l’Empire Britannique pendant plus d’un demi-ciècle.

            -A 5h25 la bombe explosait.

Je me limiterai à l’imparfait faute de place tout en étant parfaitement conscient du fait que les deux temps en question forment un couple qu’on ne peut dissocier. L’imparfait est l’usine à gaz de la grammaire du français : il me faudrait une page au moins pour citer les travaux  qui lui ont été consacrés au cours de la dernière décennie. L’un des derniers articles parus sur ce sujet résume bien la situation

            « L’Eternel Imparfait »

(Modèles Linguistiques N°  9 Fascicule 2, 1987 ).

Il ne me sera pas possible dans les limites de cet article de présenter un dossier argumenté complet. Je vais essayer d’aller à l’essentiel ici  et j’invite mes lecteurs à se reporter soit à mon « Français Déchiffré », soit à « Caroline Grammairienne en Herbe ».

            Examinons les deux énoncés suivants pour poser le problème :

1-     L’Allemagne hitlérienne capitula le 8 mai 1944.

2-      Hitler se suicida le 3o avril 1944. Huit jours plus tard, l’Allemagne capitulait.

Le premier énoncé  figure dans les livres d’histoire et a pour but d’informer les générations qui n’ont pas connu la guerre de la date de la capitulation allemande.Le verbe CAPITULA n’a été annoncé d’aucune façon par le contexte. En revanche, dans l’énoncé (2) CAPITULAIT est annoncé par « huit jours plus tard ». L’énoncé s’adresse à ceux qui connaissent l’histoire. L’imparfait  apparaît lorsque le verbe n’a plus à être choisi dans un paradigme de possibles (nous retrouvons le choix fermé de DE et de LE).Mais il y a plus.

Prenons l’énoncé banal suivant :

            Pendant que Pierre lavait la voiture, Hélène habillait les enfants.

Il est impossible en français d’avoir le passé simple après PENDANT QUE : *pendant que Pierre lava la voiture est agrammatical. Pourquoi ? Parce que PENDANT QUE exige que l’on dispose déjà de la rela  tion Pierre/laver la voiture dans laquelle il n’est plus question de LAVER seul mais du verbe complexe LAVER LA VOITURE. Autrement dit l’imparfait ne concerne pas le verbe seul comme on l’a cru mais la relation tout entière. L’énoncé à l’imparfait est BINAIRE alors que celui au passé simple est TERNAIRE . Et PENDANT QUE exige du binaire parce qu’il concerne la relation tout entière, d’où l’agrammaticalité de *pendant que Pierre lava la voiture. Cette propriété de l’imparfait va permettre d’éclairer des énoncés que la grammaire scolaire ne pouvait qu’étiqueter. C’est ainsi par exemple que des énoncés du type :

            Tous les dimanches mes parents déjeunaient au restaurant

étaient censés représenter « l’imparfait d’habitude » . Il est pourtant clair que si habitude il y a , elle est exprimée par « tous les dimanches » ! Notre analyse dira que l’imparfait met en relation le sujet MES PARENTS et le groupe verbal complexe DEJEUNER-AU-RESTAURANT. L’adverbe d’itération porte sur cette relation , très exactement sur l’indice d’imparfait (ici –AIENT) pour effectuer la multiplication des occurrences de la relation.

Dans l’article de Marc Wilmet cité plus haut on trouve l’énoncé suivant :

            Galilée soutint que la terre tournait autour du soleil

  L’auteur , en mettant le verbe TOURNAIT en italique , trahissait du même coup sa conception de l’imparfait. Pour lui, de toute évidence, l’imparfait concernait le seul verbe. Dans mon optique, l’imparfait –AIT, tout en étant collé au verbe , concerne le groupe verbal tout entier. D’ailleurs n’est-il pas clair que Galilée n’a nullement soutenu que LA TERRE TOURNAIT mais qu’ELLE TOURNAIT AUTOUR DU SOLEIL !

Mon explication permet de venir à bout de tous les énoncés à l’imparfait , y compris les plus coriaces :

            -Le 25 août 1944 le général von Choltitz signait la reddition des troupes allemandes stationnées à Paris.

Enoncé vu au Musée d’Histoire Naturelle : Météorite tombée en 1492. Cette année-là Christophe Colomb découvrait l’Amérique.

  L’analyse que l’on vient de lire révèle que derrière les multiples emplois et effets de sens mis en avant par la grammaire scolaire il existe un principe INVARIANT qui se manifeste dans des cas de figure variés, parfois très éloignés les uns des autres. A partir du moment où l’on atteint l’invariant, le français devient une langue « enseignable » et « apprenable » puisque l’intelligence du système a remplacé la mémorisation chaotique de cas particuliers sans liens entre eux. On voudra bien admettre que, réciproquement, le passage à d’autres langues s’en trouvera éclairé et facilité car on retrouvera en anglais (le marqueur BE+-ING ,  qu’on a indûment qualifié de marqueur de la forme progressive ), dans les langues slaves ou dans les constructions du type ESTAR de l’espagnol et du portugais , le principe qui est à la base de l’imparfait français.

            Il est regrettable que le passage de relais entre une grammaire qui a fait son temps et la grammaire  d’aujourd’hui se fasse si mal. Il est un fait que la plupart des manuels de GR2 reproduisent encore le modèle descriptif d’une GR1  obsolète et stérile.. Comme cette dernière, ils sont basés sur une description linéaire des phénomènes et sur la juxtaposition d’instruments grammaticaux opaques. Le grand public, lui, est persuadé  que tous les problèmes relatifs à la grammaire des langues ont été définitivement résolus et que TOUTES LES GRAMMAIRES SE VALENT  . Il lui est quasiment impossible d’imaginer que telle ou telle présention des faits grammaticaux d’une langue puisse rendre cette dernière inapprenable.

La recherche linguistique contemporaine dans le domaine du langage et des langues a ouvert de nouvelles perspectives pour l’apprentissage réussi des langues. Après avoir été littéralement chassée de la classe de langue par les tenants d’une pseudo-méthode directe totalement illusoire ou bannie aujourd’hui encore par les champions d’une soi-disant « immersion totale » », la langue maternelle apparaît à l’heure actuelle comme le pivot incontournable d’une approche raisonnée des langues.

Henri  ADAMCZEWSKI

Professeur émérite à l’Université de la Sorbonne Nouvelle

Décembre 1998   

NOTICE     BIOGRAPHIQUE

            Henri Adamczewski est professeur émérite à l’Institut du Monde Anglophone de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, Institut qu’il a dirigé entre 1984 et 1988 et où il a enseigné la linguistique théorique et la grammaire anglaise de 1970 à 1997.  Sa thèse d’état, ses articles, ses ouvrages théoriques et son enseignement ont  fortement marqué plusieurs générations de professeurs de langues et de chercheurs en linguistique. Depuis plusieurs années sa passion pour les langues alimente une recherche des principes communs qui régissent les grammaires des langues naturelles.

Théoricien, didacticien et polyglotte, Henri Adamczewski a publié deux ouvrages destinés au grand public : « Le Français Déchiffré, Clé du Langage et des Langues » (Armand Colin 1991) et « Caroline Grammairienne ou Comment Les Enfants inventent leur Langue Maternelle » (Presses de la Sorbonne Nouvelle 1995) où il propose sa vision du fonctionnement des langues.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

  1973 : « Phonétique et Phonologie de l’Anglais Contemporain » (avec  Denis Keene), ed. Armand Colin . Septième édition revue et complétée en 1993.

1983 : «  Grammaire Linguistique de l’Anglais » (avec la collaboration de Claude Delmas), ed.Armand Colin. Nouvelle édition en 1998.

  1991 : « Le Français Déchiffré, Clé du Langage et des Langues », ed. Armand Colin.

  1993 : « Les Clés de la Grammaire Anglaise », avec Jean-Pierre Gabilan, ed. Armand Colin . 

1995 : - « Caroline Grammairienne en Herbe ou Comment les Enfants inventent leur Langue Maternelle », ed. Presses de la Sorbonne Nouvelle.

-         Le Cerveau et la Grammaire Universelle , article dans LA Tribune Internationale des Langues Vivantes, mai 1995.

-         La Problématique de l’Aspect en français et en polonais. Une Nouvelle Approche : La Théorie des Phases. Article dans : « Les Contacts Linguistiques franco-polonais », Presses Universitaires de Lille

1996 : - « Déchiffrer la Grammaire Anglaise » avec Jean-Pierre Gabilan (grammaire contrastive de l’anglais à destination des Lycées).Ed. Didier. 

-         « Genèse et Développement d’une Théorie Linguistique .Les Dix Composantes de la Grammaire Métaopérationnelle de l’Anglais ». Ed. de la T.I.L.V.Collection GRAMMATICA.

-           1997 :  La Genèse  de l’Enoncé ou les Opérations de Mise en Discours. Article dans la T.I.L.V.N°21, mai 1997

  1998 :- Pour une Nouvelle Epistémé Grammaticale. Grammaire du Pourquoi contre Grammaire du Comment. Article dans ouvrage collectif  : « Pour l’Enseignement de la Grammaire ». CRDP du Nord-Pas-de-Calais. Lille.

            - Réflexions sur  la Grammaire du Français . Article dans la TILV, N° 23, Mai 1998.

Revue d’Esthétique  N° 33, 1998.  LA BEAUTE DES LANGUES , Editions Jean-Michel Place, 240 pages.

  Ce numéro spécial  consacré  à la « Beauté des Langues » est esthétiquement très réussi : le format, le papier, les illustrations , tout contribue  à faire de ce numéro un objet  très plaisant. Côté contenu , on se trouve devant un ensemble de vingt-cinq essais signés de noms prestigieux : André Martinet, Henri Meschonnic, Yves Bonnefoy, Jean-Pierre Faye, Jean-Paul Sartre, Jean Lancri  et beaucoup d’autres .

Le mot de présentation nous apprend que certaines contributions  sont en fait la reprise d’articles publiés en 1965 dans un numéro sur « L’Esthétique de la Langue Française «  (Sartre, Martinet, Bonnefoy, Faye, Fulin, Varga). On nous dit également que le texte de  Mikel Dufrenne  « Art et Langue » a été « retrouvé dans ses papiers ». Enfin  nous apprenons que le numéro est dédié à la mémoire de l’écrivain québécois Gaston Miron (1928-1996).

            Le ton est donné dès l’introduction où  il est question de « l’anglo-étatsunien étouffant et dominateur » : autrement dit toutes les langues sont belles , sauf une ! Comment après cela comment faire sienne  cette phrase de Miron  qui nous est proposée  en conclusion de l’avant-propos : « Plus on est assuré de sa langue et de sa culture, plus on est ouvert à celles des autres » ?

Ceci dit  je recommande vivement la lecture de ce bel ouvrage  qui parvient à échapper à « la pensée unique » malgré  des envolées chauvines qu’on ne se serait pas attendu à trouver dans une publication de ce niveau. Mais voyons les choses d’un plus près.

            André Martinet pose la question qu’il fallait poser : « Peut-on dire d’une langue qu’elle est belle ? » et il répond sans ambages : »La question n’a probablement pas de sens ». Pour lui on confond la beauté des œuvres auxquelles les langues donnent lieu avec  les vertus intrinsèques des idiomes : « c’est l’œuvre qui est belle dans son unicité, ce n’est pas la langue ». Façon polie de s’interroger sur le titre général  de ce numéro spécial : n’y a t-il pas  un tour de passe-passe dans le titre même du recueil ? Le mot »langues » n’est-il  pas déjà   restreint  par  la présence même du mot « beautés »  .Au fond c’est ce que le linguiste voulait dire à sa manière dès le titre de son essai.

Les trois essais qui font suite à la prestation de Martinet  essaient  de trouver des arguments qui justifieraient   le titre de la revue . Jean Marcel  , dans « Fractions de Pensées sur la Beauté des Langues »  considère que « c’est par ses voyelles qu’une langue chante » et  donne  en exemple le thai qui dispose  de 32 voyelles (simples et composées). On pourrait lui opposer que l’espagnol , avec ses cinq voyelles (le français en a seize !) possède une musicalité qui fait l’unanimité. Dans ce duel voyelles / consonnes  les arguments avancés  tiennent parfois de l’idée reçue. Jean Marcel s’abrite derrière Balzac (« La Fausse Maîtresse ») pour porter un jugement sur le phonétisme du polonais : »Les voyelles du polonais sont si rares qu’on a pris la précaution de les barricader derrière de hautes forteresses de consonnes pour mieux les préserver » . Il y a davantage de voyelles en polonais qu’en espagnol  et quant  aux forteresses consonnantiques il serait bon de ne pas confondre graphie et phonétisme : par exemple, la graphie SZ correpond au phonème de « Chat » et le quatuor SZCZ que l’on trouve dans « Chruszczow » (réduit chez nous à « Khroutchev ») renverrait à une seule lettre en cyrillique , lettre que l’on trouve justement au milieu du nom de l’auteur du Rapport qui porte son nom. André Martinet avait répondu par avance à ce genre de pseudo-arguments en disant que la mouillure dans les langues slaves « sera louée pour sa douceur » par les uns et « blamée comme de la mollesse » par les autres. Préjugés.

Dans « Rythmes et Signification Poétique », A.K. Varga s’interroge avec prudence sur le caractère esthétique propre à une langue  tandis que A.Fulin  insiste sur les qualités musicales de la langue française . Les envolées lyriques  n’arrivent pas à masquer  l’absence de  formation phonétique : d’après notre auteur « les Slaves ne parviennent pas à prononcer correctement notre é fermé qui demande un effort des organes ». Allons bon, voilà  les Slaves accusés de mollesse articulatoire ; et si l’explication de ce phénomène –dont je ne conteste pas la réalité- était liée au fait que l’accent tonique du polonais par exemple ne tombe jamais sur la dernière syllabe, comme en français ?

Henri Meschonnic , comme André Martinet, trouve que l’on ne sait pas ce que l’on dit « quand on attribue à la langue des qualités telles que la beauté , ou d’autres ». Comme en réponse  aux chantres du « génie de la langue »  , Meschonnic porte un jugement très sévère contre  « le montage idéologique de la clarté française, du génie de la langue française, dans son dix-septièmisme, son académisme, son purisme » qui à ses yeux n’est qu’un « xénophobisme ».  Il est l’un des rares auteurs du recueil à prendre la défense de l’anglais ( Pierre Pachet proclamera lui-aussi, plus loin,  qu’il « aime l’anglo-américain » !) et à se moquer des points de vue alarmistes ( comme ceux  professés par Roger Tailleur ou Dominique Noguez  dans la suite de l’ouvrage) de certains défenseurs de la pureté de la langue française : « Quant à l’anglais, il était d’emblée peut-être si métissé de français qu’il s’est toujours senti libre de lui emprunter sans honte, au lieu que pour un anglicisme nos défenseurs se mettent au lit ». Jean-Pierre Faye, dans « Le Noir de la Langue Française », s’en prend lui-aussi à ceux pour qui la langue ne serait qu ‘ « un conservatoire ou un museum, qu’il s’agirait simplement de classer et d’épousseter ». L’intérêt de sa prestation c’est son souci de comprendre  la source de la « faiblesse » du français : J.P. Faye va la chercher dans l’effacement des racines latines  et dans son corollaire, le tarissement des pouvoirs de la dérivation : voilà pourquoi le français « ne se hasarde plus à bourgeonner ». Cette remarque ne manque pas de pertinence.

            Dans « Art et Langue » Mikel Dufrenne  démontre de façon magistrale sa compréhension profonde du phénomène langage  et de la structure des langues. Il nous livre un point de vue clair sur l’éternel problème du rapport de la pensée et du langage : « Qu’aurions-nous à coder ? Ce ne pourrait être qu’une pensée déjà explicite, déjà présente, alors qu’au vrai c’est du même mouvement que nous pensons et que nous parlons ». La discussion qu’il développe sur art et langue part de prémisses solidement argumentées  et sa conclusion donne à réfléchir. C ‘est, le lecteur l’aura compris, l’essai qui a ma préférence. Pourtant des textes comme ceux de Valère Novarina (« Parler en Couleur ») ou de Claude-Henri Rocquet (« Petite Nébuleuse »)  ne manquent ni de charme  ni de poésie mais  l’abus de métaphores et le cratylisme proclamé ou sous-jacent  sont loin d’emporter mon adhésion. De plus je ne puis suivre Claude-Henri Rocquet lorqu’il dit que « le mouvement même du langage est celui de tout poète : rapprocher le sens et le son, la forme et la signification, la musique et l’image ». C’est  là une excellente définition du poète mais qui ne saurait satisfaire un linguiste.

Michel Host   , dans « Des Langues que nous parlons et lisons »  nous assure de son amour des langues mais s’en prend au «  tout anglais »  . Gaston Miron , Québécois, a des raisons à la fois historiques et sociologiques de proclamer son nationalisme linguistique . Il le fait avec une véhémence qui ne peut pas  ne pas nous toucher  « Je sais que la poésie n’a qu’une seule patrie, la langue, mais ma langue, elle, ma langue à moi, ma langue à nous, a une patrie : le Québec ». En revanche les propos de Roger Tailleur (« A propos de la Pénétration  Culturelle Américaine ») et de Dominique Noguez (« Beauté des Langues qui meurent »)  me semblent outranciers et somme toute attristants. Je n’en dirai pas plus.

Yves Bonnefoy nous offre , lui, un texte d’une grande tenue , loin des conflits linguistiques, intitulé : « Que vaut la Langue Française pour l’Expérience de la Poésie ? ». Le texte de Jean-Paul Sartre est un morceau d’anthologie, peut-être un peu décalé par rapport au thème du recueil.

Que l’on permette au linguiste de dire comment il aurait traité « La Beauté des Langues » s’il avait été appelé à le faire. Le pluriel de « Langue » m’aurait incité à  souligner l’esthétique de l’architecture des langues humaines . Les langues sont de merveilleux systèmes (Meillet l’a dit avant moi !) dont on commence à entrevoir la structure intime. Ce qui n’était qu’une intuition prend corps par exemple dans le double clavier de ma théorie des phases ou dans le jeu de miroirs que j’ai appelé le principe de cyclicité. Il faut considérer cette systématicité généralisée comme une signature de l’intelligence humaine. Les langues, dans leur diversité réelle et apparente à la fois, sont toutes bâties sur le même principe : il importe de montrer les belles géométries qu’elles  recèlent TOUTES , l’admirable chimie que représente le moindre énoncé humain. Par ailleurs chaque langue a des réussites qui lui sont propres dans l’application des principes  qui régissent l’ensemble des langues naturelles. La tâche du linguiste , dont le rôle tient de l’archéologue ou du détective,  est de mettre au jour les outils que les langues ont inventés pour saisir ou articuler une pensée qui se cherche.

En conclusion je voudrais dire que TOUTES les langues sont belles pour ceux qui les parlent : la langue maternelle est toujours la plus belle de toutes , ce qui n’est que naturel. Mais il faut  prendre garde aux  méfaits  du chauvinisme linguistique , plus répandu qu’on ne le croit, nullement réservé  à telle ou telle classe sociale car  les préjugés dus à l’ignorance de la nature des langues et du fonctionnement du langage  - conséquence d’une lacune culturelle de notre système éducatif – affectent nos sociétés  dans leur ensemble.

Henri Adamczewski